Céphale et Procris n’avait jamais été enregistré dans son intégralité. Bien rares d’ailleurs ceux qui en connaissaient ne serait-ce que l’existence avant la parution de ce coffret. Une fois extrait des eaux du Léthé, que faire de ce nouveau Grétry ? Les différentes résurrections qu’il nous a été donné d’entendre en 2010 prenaient le parti de tirer Grétry vers le baroque, ou plus exactement vers le baroqueux, dans ce qu’il peut avoir d’outré et de massif lorsque ses procédés sont appliqués mécaniquement. Or le charme de Grétry provient précisément de ce qu’il se situe dans un entre-deux indéfinissable : il hérite de Dauvergne, Boismortier, et de Mouret, mais il est aussi l’ancêtre commun des Boieldieu, des Hérold et des Dalayrac, qui engendrèrent Auber, Meyerbeer, Halévy, Rossini, dont la semence produisit Wagner et Offenbach, Richard Strauss et Maurice Yvain. C’est à ce titre que Richard Cœur de Lion se maintient au répertoire des théâtres lyriques jusque dans les années 1950, et que Mady Mesplé pouvait, sous forme de morceaux choisis, en chanter les airs les plus connus dans les années 1970. Au seul exposé général des termes du problème on peut gager que rien n’est véritablement simple.
Le destin musical de la fable de Céphale et Procris, sujet tiré des Métamorphoses d’Ovide, semble maudit. En 1694, Elisabeth Jacquet de la Guerre compose un Céphale et Procris (tragédie en musique). Malheureusement, Duché de Vancy lui concocte un livret désordonné et bavard : la pièce est un échec et de l’enregistrement qui en existe s’exhale un interminable ennui.
En 1773, Jean-François Marmontel reprend le sujet à nouveaux frais. Marmontel est plus qu’un bon faiseur : sa traduction de la Pharsale de Lucain touche souvent au sublime. Les vers qu’il compose ici sont galants, d’agréable tournure, ne donnant pas trop dans les clichés poético-pastoraux du temps, mais, rien n’y fait, la matière est trop pauvre : malgré l’impeccable succession des mètres et le traitement sans accroc de toutes les figures imposées, l’on ne peut s’empêcher de penser que le jus est trop allongé, que le schéma dramatique est vide, et qu’on essaie vainement de faire monter un brouet.
La première écoute révèle un Grétry bien fade et malhabile : une pièce déséquilibrée (un seul rôle masculin pour cinq rôles féminins, un troisième acte qui concentre une bonne partie de l’intérêt musical d’une œuvre qui démarre faiblement, une sorte de grand petit orchestre pataud et étriqué), des rôles somme toute assez ternes, une écriture harmonique tellement éthique qu’elle en paraît presque fautive. Et tout cela provient manifestement de l’œuvre : Grétry a concentré toutes ses voix dans le registre aigu, qu’il s’agisse des voix « vocales » ou des masses orchestrales. De même, il écrit de manière quasi systématique ses parties de cordes à l’unisson, trait surprenant qu’on ne retrouvera guère que chez le Rachmaninov des Concertos et le Michel Legrand des Parapluies de Cherbourg. Chez le jeune Grétry, les pupitres dialoguent mais ne s’entremêlent pas, comme si l’orchestre mimait, dans sa disposition même, la danse de cour qu’il accompagne.
En dépit des innombrables chevilles d’écriture (motifs sur deux ou trois degrés conjoints, notes répétées, accents de cuivres…), Grétry s’y révèle toutefois le véritable compositeur de la grâce. Nul mieux que lui n’a su tirer des styles rousseauiste et piccinien, dont il réalise la synthèse, les justes proportions qui donnent à un air des contours élégants et une bienséance agréable. Grétry fait chanter ses personnages comme il convient, et l’on ne saurait, sur le plan des convenances, le prendre jamais en défaut. Cette délicate réserve le rend moins apte à peindre la colère des passions et des éléments naturels : qu’importe, ce sont, de toute façon, des tempêtes de convention que l’on reçoit comme telles. C’est là que réside toute l’immense difficulté de l’interprétation : tout écart de style est interdit par le corset de bon goût qui enserre chaque air, et la moindre imperfection de la voix se voit immanquablement soulignée par la pureté de la ligne. Entre ces deux redoutables écueils, il n’est aucune possibilité de se dissimuler ni de s’économiser : Grétry jette ses chanteurs dans une lumière crue qui est au chant lyrique (ramiste ou mozartien, qu’importe) ce que le bas-relief est à la statuaire. Il n’est donc pas étonnant que nous ne puissions pas être entièrement convaincu par le Céphale de Pierre-Yves Pruvot, trop uniforme, et qu’un vibrato un peu flottant rend vocalement fragile. De même pour les rôles féminins, malgré d’éminentes qualités vocales : Katia Vellétaz (Procris), Bénédicte Tauran (l’Aurore) et Isabelle Cals (Palès / La Jalousie) ont tendance à « décrocher » dans les aigus et brisent la ligne qu’elles savent pourtant créer dans leur registre médian, Aurélie Franck (Flore), moins exposée, fait preuve d’un beau sens de la diction, même si l’on déplore des imperfections de même ordre. C’est Caroline Weynants (L’Amour) qui est la véritable révélation de cet enregistrement : sa voix légère, idéale pour le répertoire français, lui permet d’ornementer de manière tout à fait naturelle, et allie une grande justesse de timbre et d’expression à une projection (notamment des consonnes) particulièrement nette et bien menée.
Ni la direction de Guy van Waas ni le son de l’ensemble Les Agrémens ne peuvent malheureusement échapper aux écueils que nous avons évoqués. Il ressort de tout cet enregistrement une impression d’académisme timide, ahanant et scolastique qu’on ne sait trop à quoi rattacher mais qui imprègne chaque phrase. Les tempi ne sont vraisemblablement pas les bons (souvent lents, quoiqu’il ne convienne pas non plus de les accélérer), ni les unités de pulsation, à moins que ce ne soient les attaques (souvent raides) ou les tenues de cordes (certes sans effet de mauvais goût, mais dès lors sans pâte sonore) qui soient à repenser. En résumé, l’ensemble ne souffre d’aucun vice manifeste, bien qu’on ne lui puisse trouver aucune vertu. Sauf peut-être dormitive.
Il est, à cet égard, tout à fait instructif de comparer la version des Agrémens avec le disque Grétry gravé par Stefan Sanderling à la tête de l’orchestre de Bretagne en 2001 pour ASV, et qui s’ouvre par trois extraits de Céphale et Procris (édition Mottl). Nous ne savons si Sanderling a fait preuve du même scrupule philologique que van Waas — nous suspectons même chez Sanderling un travail de réécriture assez abondant : on y trouve, quoi qu’il en soit, un Grétry plein de sel, mieux servi par des cordes modernes, plus fines, plus précises, plus chamarrées, et plus équilibrées, et qui forment comme un décor aux dialogues des vents solistes. C’est un tout autre Grétry qui se dessine alors sous la baguette de l’extrême rejeton de la grande tradition symphonique et lyrique européenne romantique, non pas celui qui répartit celui maladroitement toutes ses masses dans l’aigu, mais celui qui pousse jusqu’à son ultime degré de perfectionnement l’art de créer, dans une même tessiture, des plans sonores et des nuances de timbres distincts. L’on comprend dès lors qu’il n’y a pas d’orchestre de fosse chez Grétry, mais un tapis versicolore de cordes et de percussions, tantôt frais et charmeur, tantôt grondeur et menaçant, au-dessus duquel chantent flûte, hautbois, basson et trompette, comme depuis un nuage de théâtre.
Le Grétry de la modernité n’égale pas encore le Grétry de la tradition.