La parution au moment des fêtes de Noël d’un enregistrement de chants religieux, interprétés par un des ténors les plus renommés du moment, peut sembler relever du mercantilisme le plus sommaire. Impression renforcée par la lecture du programme qui, aux airs les plus rebattus de ce répertoire – « Ave Maria », « Minuit Chrétiens » – ajoute tout et n’importe quoi dans n’importe quel ordre : Haydn avant Ramirez, Bellini coincé entre Adam et Haendel, Rossini saucissonné par Schubert et même « Santo », une pièce composée par Juan Diego Flórez lui-même. L’air donne son titre à l’album (à moins que ce ne soit l’inverse). A partir de là, il y a deux manières d’envisager l’affaire.
Soit considérer qu’il s’agit effectivement d’une entreprise purement commerciale et passer son chemin en attendant le retour des beaux jours.
Soit se dire qu’avec cet album, Juan Diego Flórez nous livre un portrait vocal que tout amateur de beau chant ne peut ignorer quand, à près de trente-huit ans, le chanteur péruvien compte déjà plus de quinze ans de carrière (dont dix chez Decca). On ne peut alors qu’être frappé par la jeunesse du timbre, à un stade où beaucoup de ténors songent déjà à la retraite (on ne citera pas de noms), qui plus est dans un répertoire exigeant où l’excès de virtuosité n’est pas sans dommage pour la voix. L’écoute du « Qui tollis peccata mundi » de la Messa di Gloria de Rossini, un air qui est au « Cujus animam » du Stabat Mater ce que l’Everest est au Mont Blanc, donne une juste idée des moyens dont dispose toujours le chanteur et de la façon dont il les utilise. Prudemment sans abuser des extrêmes, ni trop s’attarder dans l’aigu, en privilégiant l’égalité des registres et la beauté de la ligne. Et toujours la même souplesse, la même arrogance. Aujourd’hui qui dit mieux ? L’autre extrait de cette Messa di gloria « Gratias agimus tibi », moins véloce, expose une autre facette de la personnalité vocale du ténor : une capacité d’interprétation limitée qui tend à charger son chant en toutes circonstances des mêmes intentions. Un ton que certains trouvent geignard, d’autres élégiaque, selon qu’ils apprécient ou non l’art de Juan Diego Flórez. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’adéquation au répertoire ne fait pas de doute. Le ténor péruvien est ici comme un poisson dans l’eau, ce que confirment un « Domine deus » radieux (Rossini encore mais La Petite Messe solennelle cette fois) et, plus rare mais tout aussi spectaculaire, un « Qui Sedes » de la Messa in La minore composé par Bellini en ses jeunes années. Des pièces qui, d’habitude, ne courent pas les compilations de Noël et qui bénéficient là d’un chanteur suffisamment aguerri pour en surmonter les difficultés et nous restituer leur véritable dimension. Ce n’est déjà pas si mal.
Parmi les autres titres proposés, se détachent l’Alleluia de Fux et l’extrait du Messie de Haendel. Deux incursions dans des contrées baroques que Juan Diego Flórez a jusqu’alors peu explorées et dans lequel sa voix trouve à s’épanouir, apportant même à « Ev’ry Valley Shall Be Exalted » un relief inhabituel. Question d’affinité vocale autant que de technique. « Mit Würd’ und Hoheit angetan » de Die Schöpfung confirme en revanche ce que Mozart en concert avait laissé supposer : le peu d’inclination de ce chant pour le répertoire germanique. La langue seule n’explique pas tout ; le style et, au-delà, la nature même de la voix – sa vibration, sa couleur – sont hors de propos. Il suffit d’écouter le « Kyrie » de Misa Criolla, une partition que composa dans les années 1960 Ariel Ramírez autour de thèmes populaires d’Amérique du Sud, pour comprendre qu’il y a dans le chant une part culturelle, génétique même, que l’on ne peut négliger. Avec Misa Criolla, Juan Diego Flórez renoue avec ses racines et le résultat surprend par son éloquence. Le fameux « Santo », composé par le ténor à ses heures perdues (une distraction à laquelle, parait-il, il aime sacrifier de temps à autre) puise à la même source folklorique, sans cependant dépasser le stade de l’anecdote.
Pour le reste, nous sommes d’accord. Il n’y a rien à sauver. Ni un « Ave Maria » douceâtre, ni un « Minuit Chrétien » que Juan Diego Flórez a le mauvais goût de chanter dans deux langues (le français puis l’anglais) et encore moins un « Panis Angelicus » de César Franck qui sonne encore plus exotique que Haydn. La direction convenue de Michele Mariotti aidant, on trouvera, dans le même genre, beaucoup mieux ailleurs1.
Christophe Rizoud
1 Chants sacrés enregistrée en 1996 par Roberto Alagna sous la direction de Michel Plasson par exemple (Deutsche Grammophon)