Il est des spectacles qui défient la critique tant leur perfection s’impose au spectateur et laisse peu de place à quelque réserve que ce soit. C’est ce que l’on éprouve devant cette production magnifique où l’on retrouve avant tout la marque si reconnaissable de Robert Carsen. Beauté, simplicité, évidence et épure, voilà les termes qui viennent immédiatement à l’esprit. L’opéra de Janáček est en soi un chef-d’œuvre de précision et de subtilité que la scénographie du metteur en scène canadien magnifie remarquablement.
Donné au Teatro Real de Madrid en décembre 2008, ce spectacle avait enchanté le public et une critique particulièrement dithyrambique : « quasi parfait », pouvait-on lire dans El Norte de Castilla. La captation s’en imposait donc comme une évidence. Robert Carsen n’est pas à son coup d’essai : sous l’impulsion de Marc Clémeur à l’Opéra de Flandre, il a de longue date initié un cycle Janáček qui se poursuit désormais à l’Opéra national du Rhin1. La réflexion du metteur en scène sur le travail du compositeur tchèque a pu ainsi s’affiner avec le temps et les productions.
Son choix est simple : une grande étendue d’eau (qu’il a fallu chauffer et filtrer, ce qu’explique Robert Carsen dans l’entretien très instructif qui figure en supplément) et des planches disposées au cours des interludes par des danseuses qui sont autant de doubles du personnage principal de Katia, autrement dit des fantômes de noyées, quelles que soient les raisons de leur suicide ou disparition… La chorégraphie de Philippe Giraudeau accompagne les changements de décor composés de simples caillebotis rappelant notamment Venise au moment de l’aqua alta et disposés d’une manière à remodeler chaque fois l’espace scénique : chemins sinueux de la vie et de la mémoire, puis banal carré pour un intérieur restreint évoquant immédiatement une prison pourtant sans barreaux, avant de devenir un ponton traversant l’espace comme le fil d’un destin inexorablement tracé. Les jeux de miroir générés par les reflets de l’eau ont la simplicité de l’évidence mais ouvrent tous les possibles, comme toujours, chez Carsen (rappelons simplement pour mémoire son récent Richard III2, par exemple). Son traitement de l’espace et de la lumière fait songer de façon récurrente à certains plans de la Nuit du chasseur, l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma, sans qu’il soit possible de savoir s’il s’en est directement inspiré. Le résultat est tout simplement merveilleux, d’une poésie irréelle et pourtant intensément prégnante.
Grand directeur d’acteur, Carsen a avec lui une distribution de haut niveau : Karita Mattila est magistrale en Katia, même si le rôle lui semble a priori très étranger. Impériale et fragile, libre et muselée, écorchée vive et sensuellement épanouie, tout cela transite par la voix, avec une pureté de chant d’où exsudent les affres d’un univers et d’un destin trop lourds à porter. Autorité de l’interprétation, netteté de la diction ou au moins de l’expression – pour autant qu’il soit possible d’en juger sans pratiquer le tchèque –, sa présence s’impose amplement. À ses côtés, celle qui fascine peut-être plus que tous les autres est Dalia Schaechter, Kabanicha extraordinairement convaincante. Il n’est que de l’entendre quelques instants pour intégrer pleinement le personnage de cette marâtre excessive, insupportable de jalousie, maladivement accrochée à ce fils qu’elle étouffe de son amour aliénant. Guy de Mey réussit à apparaître à la fois tiraillé et falot dans le rôle de Tikhon. L’ensemble de la distribution est remarquablement cohérent, avec une petite mention spéciale pour la lumineuse Natascha Petrinsky dans le rôle de Varvara.
Quant à la direction d’orchestre de Jiří Bělohlávek, elle force le respect par sa volonté de rester proche des intentions et des obsessions de Janáček. Le chef parvient même à donner à l’orchestre de Madrid une certaine légitimité dans cette musique. Ici, musique, chant et mise en scène font étonnement corps. Seul bémol, mais il est intrinsèque à la vision d’un opéra en DVD ou à la télévision : la sensation plus frustrante que d’habitude de ne pas être dans le spectacle. D’où le désir impérieux d’assister à l’une des reprises de cette production, dont on espère qu’elles seront nombreuses.
Catherine Jordy
1. Voir la critique de Jenufa.
2. Voir la critique du Richard III donné à Strasbourg.