Antonio Vivaldi n’aime guère les castrats: ces Narcisses empanachés ont non seulement façonné le style napolitain auquel il refuse de se soumettre, mais leurs cachets exorbitants rebutent l’impresario et homme d’affaire avisé qu’il n’a jamais cessé d’être. A l’opéra comme à l’Ospedale della Pietà, le compositeur affectionne les sopranos et contraltos du beau sexe, mais il affiche aussi une prédilection peu commune à l’époque pour le registre de ténor. Rompant avec les usages en vigueur dans l’opera seria, il lui confie jusqu’à deux rôles dans le même ouvrage, voire le rôle-titre (L’Incoronazione di Dario, Bajazet). Son goût est tel que Frédéric Delaméa parle dans la notice d’une véritable « chasse aux ténors » entreprise dès ses débuts lyriques en 1715. C’est le fil rouge, inédit, du premier récital de Topi Lehtipuu, lequel est donc à double titre un événement et mérite que l’on s’y arrête un instant.
Son programme illustre d’abord trois rencontres marquantes. Les extraits d’Arsilda et de L’Incoronazione di Dario évoquent la collaboration de Vivaldi avec Annibale Pio Fabri (1697-1760), un des plus grands chanteurs de sa génération, doté d’une voix de près deux octaves, puissante et d’une étonnante plasticité. Il Ballino ou Il Bolognese, comme on le surnomme, est l’élève du célèbre maître de chant Francesco Pistocchi. Demandé dans toute l’Italie, il se produit dans des opéras de Lotti, Vinci, Scarlatti, Albinoni, Leo et Porpora, puis il est repéré par Haendel qui l’emmène à Londres en 1729 et le distribue dans Lotario, Partenope et Poro, avant de remodeler pour lui plusieurs rôles (reprises de Giulio Cesare, Scipione, Rodelinda, etc.) Entré au service du gouverneur de Mantoue, Antonio Barbieri est ensuite engagé par Vivaldi pour Venise où il apparaît dans pas moins de vingt-trois productions entre 1720 et 1738. Le compositeur lui destine la partie de Mamud dans la Verità in Cimento, dont nous découvrons ici une version alternative de « Vinta a piè d’un dolce affetto ». Topi Lehtipuu nous livre aussi une perle d’une infinie délicatesse : « Care pupille », la déclaration d’amour de Mitridate dans Tigrane, sertie dans un de ces accompagnements ensorcelants qui portent la griffe du Vénitien. En 1720, Vivaldi compose le troisième acte d’un Tito Manlio collectif monté au Teatro della Pace à Rome. Il reprend une partie du matériau du Tito Manlio conçu l’hiver précédent, mais compose aussi une musique nouvelle, en particulier trois airs pour Giovanni Paita, ténor de renom qui suscitait l’admiration de Metastasio et de Mancini. Leur écoute nous laisse entrevoir d’appréciables ressources tant vocales que dramatiques.
A côté de ces trois ténors prestigieux, Frédéric Delaméa, maître d’œuvre de l’Edition Vivaldi chez Naïve, s’intéresse également au baryténor Marc’Antonio Mareschi, dont Topi Lehtipuu recrée l’allegro rageur « A suoi piedi padre esangue », un air alternatif de Bajazet. Nous savions pouvoir compter sur le chercheur pour mettre au jour des raretés, comme cette autre aria retrouvée en 2001 dans les archives du château de Berkeley, « Non sempre folgora », spectaculaire évocation de la foudre, mais à force de rechercher l’originalité, il en vient aussi à poser des choix discutables. Si le concerto ripieno ménage une pause salutaire dans un récital exclusivement consacré à la voix de ténor, en revanche, la présence de « Fido amante » ne laisse pas d’étonner. De cet andante en fa majeur conçu pour Fabri dans L’Incoronazione di Dario, nous n’avons conservé que la ritournelle et la fin de la seconde partie, dont la ligne de chant est ici attribuée … au fagottino (basson). Le fragment est ravissant, mais la présence de cette plage purement instrumentale donne à croire que le ténor manquait de matière pour son récital, or il n’en est rien, au contraire ! On a du mal à comprendre l’insertion de cette courte pièce, aussi envoûtante soit-elle, quand des airs splendides, sinon essentiels, manquent à l’appel, à commencer par « Deh ti piega », le poignant lamento de Narete dans La Fida Ninfa (un rôle créé pour Ottavio Sinco). Est-ce une coïncidence si cet opéra a déjà fait l’objet d’un enregistrement pour le même label, Topi Lehtipuu révélant ce que Frédéric Delaméa considère comme un « fleuron des airs vivaldiens pour ténor »? Idéalement, ce projet de récital dédié aux airs de ténors n’aurait pas dû s’inscrire, du moins aussi tardivement, dans le cadre de l’Edition Vivaldi de Naïve dont il constitue le quinzième volume des « opere teatrali ». L’éditeur semble éviter soigneusement tout air déjà enregistré et disponible dans son catalogue et, de ce fait, limite le caractère représentatif d’une anthologie qui ne tient pas toutes ses promesses.
La version remaniée de «Alle minaccie », conçu initialement pour Griselda, et destinée à Michele Caselli dans le Farnace prévu pour la saison 1739, ne manque pas de panache avec ses deux cors de chasse, mais elle ne justifiait pas, à notre estime, de faire l’impasse sur le rôle de Gualtiero dans la même Griselda, a fortiori quand on sait qu’il était taillé sur mesure pour une autre grande figure de l’époque que Vivaldi a réussi à prendre dans ses filets: Gregorio Babbi (1708-1768), absent de ce panorama du ténor vivaldien. Protégé du Grand Duc de Toscane puis du Roi de Naples et des Deux-Siciles, ce virtuose s’est produit dans les plus grands théâtres d’Italie. « Artiste magnifique, émouvant et plein de dignité », il était doté, selon Burney, de « la voix la plus douce, la plus flexible et la plus puissante de cette catégorie, que son pays pouvait être fier de posséder ». Autre sujet de perplexité, et non des moindres : aucun des quatre airs de ténor choisis par Vivaldi pour sa collection personnelle n’a été retenu. Ils avaient pourtant été sélectionnés, parmi les quarante-sept airs et ensembles de ce recueil, pour un précédent album (« Arie d’opera ») consacré aux manuscrits du fonds Foà 28 de la Bibliothèque Nationale de Turin, ce qui en dit long sur leur qualité. Plutôt que de conclure ce récital d’airs de ténor sur un chœur tiré de Dorilla in Tempe, n’eut-il pas été plus judicieux de choisir une page de jeunesse de Fabri ou de Barbieri extraite de La Candace ou de La Silvia? Paul Agnew n’y manque pas d’allure, mais une autre lecture n’eut pas non plus été un luxe. Quant à la brève intervention de deux ténors (Paolo Borgonovo et Giuseppe Maletto) dans ledit chœur, elle représente une bien maigre consolation.
En une dizaine d’années, Topi Lehtipuu a réussi à se faire un nom, synonyme de charme, tant scénique que vocal, d’élégance et d’intelligence musicale. De Monteverdi à Stravinsky, en passant par Cavalli, Haendel, Rameau et bien sûr Mozart, au gré de prises de rôles habilement négociées, le ténor s’est donné le temps de mûrir. Bien timbrée, la voix s’est étoffée et affermie, le bas médium et les graves ont acquis une densité qui lui permet d’aborder des parties relativement centrales (Paita, Mareschi…), l’émission est plus franche, la vocalise s’est également assouplie. Le ténor finnois excelle dans l’expression du pathétique (« La tiranna avversa sorte », « Care pupille », « Cessa tiranno amor », « Già lasciò la nobil salma »), sans jamais se départir, même dans la plus tendre des prières, de cette noblesse, de cette pudeur d’homme blessé mais fier qui le rendent irrésistible. En revanche, les airs d’agilité et de bravoure, plus nombreux au programme, exigent une forme d’exhibitionnisme qui reste étrangère à la nature de notre héros. La vaillance, la puissance vocale ne suffisent pas. Si on s’enivre de la plénitude et de la beauté du timbre, de sa couleur mâle et sombre, les colères, les menaces de Topi Lehtipuu se ressemblent trop pour vraiment troubler. Nous sommes habitués dans ce répertoire à des artistes dont la fougue, l’excitation enflamment les traits et qui d’un accent nous terrassent. L’ornementation manque parfois aussi d’imagination et de cette touche personnelle qui fait tout le prix des Da Capo en créant la surprise. Nonobstant ces réserves, il faut reconnaître que Topi Lehtipuu éclipse ses prédécesseurs (John Elwes dans L’Incoronazione di Dario, Joseph Cornwell dans Arsilda) et anéantit la concurrence (Ian Bostridge et ses fantômes baroques). C’est déjà beaucoup, ne boudons pas notre plaisir !
Diego Fasolis n’a pas tempéré ses ardeurs depuis des Haendel volcaniques : sa direction est trop uniment fébrile, anguleuse, avare de nuances, et ses contrastes appuyés, ses maniérismes si prévisibles (la signature à la fin des airs vifs) lassent vite. Le chef sait relâcher la pression, mais encore faut-il le faire à bon escient, car en termes de caractérisation, l’accompagnement presque badin de l’air de Marc’Antonio Mareschi, « A suoi piedi padre esangue », censé être un « incisif allegro exprimant sur un mode spasmodique la fureur désespérée de Bajazet au moment où sa fille s’apprête à monter sur le trône de Tamerlano », frise le contresens. Heureusement, Fasolis sait se mettre à l’écoute du soliste lorsque ce dernier peut enfin cesser de rouler des mécaniques et exprimer des affects plus délicats.
Au-delà de ce récital, Topi Lehtipuu a donné un solide coup d’accélérateur à sa carrière discographique. Pour rester chez Vivaldi, le ténor apparaît dans la distribution d’une nouvelle version d’Ottone in Villa (dir. Antonini) qui paraît ces jours-ci chez Naïve et d’un enregistrement d’Ercole sul Termodonte chez Virgin (dir. Biondi). Il est également annoncé dans Ezio et Le Cinesi (Gluck), ainsi que dans Ariodante (Haendel) sous la direction d’Alan Curtis.
Bernard SCHREUDERS