Ce bel ouvrage est consacré à Michèle Barbe, professeur à la Sorbonne et responsable de l’équipe « Musique et arts plastiques ». Les mélanges offerts à celle qui, tout au long d’une carrière de trente-cinq ans, a œuvré pour établir des ponts entre musique et arts, dans une belle démarche interdisciplinaire, donne lieu à un recueil d’articles à la fois disparate et cohérent.
Commençons par la forme : bel objet, le livre est servi par une mise en page soignée, élégante et agréable à lire. Les exemples musicaux sont clairs et lisibles, mais on peut reprocher aux illustrations de ne pas être assez nombreuses. Par ailleurs, il est regrettable que le cahier en couleurs reprenne les mêmes illustrations que celles du corps de texte en noir et blanc. Cela dit, connaissant les problèmes de droits d’images et la nécessité de se restreindre qui accompagne ce type de projets où le nombre conséquent d’articles exige de limiter les choix, on ne peut que nuancer le propos et simplement rêver d’un ouvrage encore plus complet.
L’exhaustivité est un autre désir que l’on caresse quand on a un tel livre entre les mains. On voudrait avoir enfin trouvé le manuel qui nous permettrait d’y voir clair dans les relations entre la musique et les autres arts. Mais on nous explique d’entrée de jeu que « les correspondances entre arts visuels et musique ne relèvent jamais de l’évidence » et « s’inscrivent fréquemment sous le signe de l’hypothèse et restent toujours difficiles à établir », p. 11. C’est bien là tout le problème et le livre ne donnera aucun remède miracle pour pallier cet état de fait. Ce qui ne l’empêche pas de proposer des visions très variées, originales et parfois très ciblées. Et on arrive aux limites de l’exercice : certaines contributions sont très générales, d’autres particulièrement pointues et exigeantes, mais le tout se lit avec plaisir et profit. L’ensemble est à la fois représentatif du travail de Michèle Barbe (spécialiste de Fantin-Latour et de l’époque contemporaine) mais aussi de celui de ses étudiants ou collaborateurs, dont Michel Guiomar.
Après une bibliographie très complète des travaux de Michèle Barbe, Sandra Loureiro de Freitas Reis nous offre une analyse de l’approche sémiotique de Michèle Barbe, qui cherche notamment la musique dans l’image et l’image dans la musique, en étudiant « la vie, l’histoire et la pensée humaines, sublimées dans l’expression esthétique », p. 39. L’essai se conclut avec ce constat : l’art contient un plus par rapport à la science composé entre autres d’intuition et d’émotion.
Danièle Pistone, se distinguant de l’équipe de Michèle Barbe plutôt axée sur l’étude des formes et des couleurs, se consacre à un travail sur le rythme en tant que principe universel et de « principe de structuration voire d’unification », avant de poursuivre : « le rythme est en fait la surface visible du temps et le “temps suspendu” est souvent une simple absence de rythme prégnant », p. 51. Mais la conclusion demeure : ainsi, la perception du temps dans les arts plastiques et la musique est tout autre et le rythme doit être « contextualisé » dans les différents médiums.
Véronique Alexandre Journeau, quant à elle, s’intéresse au rythme antique, toujours mal connu à l’heure actuelle même quand il a fait l’objet de notations et nous retrace une histoire du rythme antique, de Sumer à la Chine, avec de très intéressantes comparaisons entre les liens entre musique et rythme aussi bien chez les Grecs anciens que les Chinois, le rythme étant davantage lié aux mouvements du corps qu’à l’écriture mélodique. On ne s’étonnera pas d’apprendre, notamment, que calligraphie, poésie et musique sont liés avec un trait d’union d’ordre cosmologique.
Suivent divers textes liés au monde germanique, dont une remarquable analyse des trois grands systèmes des arts et des idéalistes allemands (Schelling, Hegel et Schleiermacher) par Victoria Llort Llopart. Les visions des trois théoriciens sont clairement présentées et comparées, avec notamment Schelling pour qui chaque art est présent dans les autres mais qui constate également que la « musique apparaît comme la première parmi les arts figuratifs, la plus réelle et la plus physique, fait qui ne laisse pas d’être surprenant, car c’est le plus abstrait et le plus immatériel des arts », p. 73. Là encore, le « rythme est l’unité particulière qui permet la synthèse de l’unité dans la multiplicité », p. 74. Pour Schelling, enfin, « l’art en général représente sensiblement l’idée, mais la musique représente l’idée dans son incarnation sensible », p. 75. Pour Hegel, les arts sont hiérarchisés « selon la proportion de contenu spirituel et de réalisation sensible », p. 77. Si, chez Schelling, « la musique n’est rien d’autre que le rythme originel de la nature et de l’univers lui-même », « le rythme est ce qui confère la puissance à la musique » pour Hegel ; quant à Schleiermacher, il pense qu’en plus du rythme, la « musique a besoin du sentiment pour devenir un art », p. 80.
Cécile Auzolle, pour sa part, étudie la place de l’enfant dans l’opéra dans le Wozzeck de Berg, L’Enfant et les sortilèges de Ravel ou encore The Turn of the Screw de Britten. Chez Britten, c’est la fin de l’innocence et la perversion de l’enfant par les adultes qui est visée alors qu’on s’intéresse plutôt à la solitude de l’artiste/enfant chez Ravel, ce dernier faisant référence à la solitude qui a dû le toucher lors de la disparition de sa mère (p. 85). Le temps de l’enfance est supposé être celui de l’insouciance, mais « on ne peut pas élever un enfant en combattant l’adulte qui est en lui », p. 89. Ravel fait s’effondrer les murs et Britten oppose l’éloignement et la mort pour un programme commun : sortir de l’enfance et intégrer le monde des adultes.
Suivent plusieurs pages consacrées à la relation d’amitié qui a uni Daniel Paquette avec le compositeur plasticien Paul Arma (1904-1987), auquel il consacre une étude en le situant dans une succession allant de Paul Klee à Arma, sans oublier la conception de la Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale) depuis le grégorien jusqu’au XXe siècle (p. 92-95). Klee se veut artiste peintre, mais il trace ses lignes comme des mélodies et superpose les couches de couleurs comme des polyphonies. Kandinsky, lui, inclut le temps fluctuant de la musique dans l’art (p. 99-101). Quant à Paul Arma, artiste méconnu, la musique devient visuelle. S’ensuit une étude très claire sur le système plastique adopté par le musicien.
Jean-Yves Bosseur travaille, quant à lui, sur les rapports entre danse et musique et de l’aliénation de la première par rapport à la dernière dans la danse contemporaine. Il étudie les rapports d’autonomie absolue dans le système élaboré par Merce Cunningham et John Cage dans une analyse très complète et éminemment claire.
Plus confidentiel, l’essai consacré par Gérard Denizeau à François-Bernard Mâche, membre fondateur du Groupe de recherches musicales, nous présente le parcours d’un théoricien de la création sonore récente.
Survient alors une pause avec, en l’occurrence, un intermezzo constitué d’une pièce pour piano de Michel Fischer en hommage à Michèle Barbe.
C’est sans doute la troisième partie qui est la plus intéressante, avec notamment une passionnante comparaison entre l’approche de Franz Schubert et celle de Caspar David Friedrich mise en lumière par François-Gildas Tual. L’auteur nous expose pour les deux artistes « une même façon d’appréhender le temps, le fil de la vie et de la contemplation » (p. 143) avec des exemples et des références convaincantes et explicites. L’auteur nous rappelle notamment que pour Schubert, c’est moins la « rapidité du temps qui passe » qui compte « que sa façon de passer » (p. 146). Quant à l’article, il s’écoule bien trop vite, et la frustration est grande de ne pas avoir droit à une analyse plus détaillée. Mais c’est précisément l’intérêt de l’exercice que constituent les Mélanges que de nous renvoyer aux travaux des uns et des autres.
Michel Guiomar nous comble ensuite d’une analyse passionnante de la vision cosmique de la Tétralogie, appuyé notamment sur les textes de Bachelard, avec pour incidence commune la convergence des quatre éléments (p. 156). Claire et érudite, cette contribution est l’une des plus stimulantes de tout l’ouvrage.
Radsveta Bruzaud nous introduit alors l’œuvre du compositeur, peintre et poète lituanien Mikalojus Konstantinas Čiurlionis dont l’art est à la fois imprégné de l’héritage national et du sentiment de la nature dans des compositions dont les titres sont intimement liés à la musique. Une analyse détaillée de ses œuvres permet de mieux comprendre comment l’artiste utilise les contrastes musicaux dans sa peinture (p. 170) ou s’emploie à y inclure la notion de durée (p. 176). Le contexte politique de la création dans l’ex-Union soviétique est elle aussi évoquée.
Laurend Cugny entreprend à son tour d’opérer un rapprochement entre les évolutions du peintre Rothko et du musicien de jazz Gil Evans. Vision très personnelle et un peu forcée qui aboutit à un constat très simple : la progression d’une carrière n’est pas forcément linéaire.
Delphine Grivel nous fait ensuite découvrir un compositeur peu connu, Antoine Tisné (1932-1998), qui aimait écrire d’après des toiles. Éclairante et toujours intéressante, cette étude nous permet d’apprécier les facettes variées du talent d’un artiste inspiré par Calder aussi bien que par Goya et ses Disparates. « Chaque œuvre paraît être une expérience multisensorielle » et l’auteur parvient à nous y sensibiliser fort bien.
C’est enfin un compositeur de musique électroacoustique, Marc Battier, qui expose son travail de notation numérique et sa collaboration avec le peintre Robert Matta.
La dernière contribution de Sylvie Douche nous rattache aux arts décoratifs par le biais de l’assiette de faïence décorée, à travers un historique clair et instructif, excellente synthèse sur la question, suivie d’une étude des « assiettes chantantes » du musée Christofle qui ont vu la participation d’artistes musiciens tels que Georges Auric.
L’ouvrage se termine par une bibliographie, des biographies, les résumés des différents articles et des index dans la plus pure tradition universitaire. Au final, un livre hyperspécialisé à mettre cependant entre toutes les mains, car – exception faite des premiers articles purement théoriques – constitué de contributions toutes abordables tout en s’inscrivant dans le sérieux universitaire requis pour l’exercice.
Catherine Jordy