Cent-deux lettres de Verdi, conservées dans une collection privée et quasiment toutes inédites, voilà une édition qui va réjouir tous les amateurs du compositeur. Que certains, qui craindraient de se lancer dans une lecture en italien se rassurent, les textes sont faciles, et l’accompagnement pédagogique simple à comprendre. De plus, l’introduction est publiée en bilingue italien/anglais. L’ensemble est copieux, l’introduction fait une quarantaine de pages, les lettres sont publiées in-extenso avec 141 reproductions photographiques de pages entières ou de détails, et s’y ajoutent les brèves mais utiles biographies des personnes mentionnées dans les lettres, la liste des opéras et autres compositions de Verdi avec les lieux et dates de leur première représentation, une importante bibliographie sur les publications de lettres de Verdi (d’où l’on regrette toutefois l’absence de la publication fondamentale de Saleh Abdoun sur les lettres de Verdi concernant Aïda), et un Index fort bien fait des lettres, noms, lieux et sujets. L’édition est particulièrement soignée (je n’ai relevé qu’une coquille, et dans l’introduction en anglais !). À tout cela s’ajoutent une reliure solide et maniable et un papier de qualité, ce qui fait que le livre a, de prime abord, tout pour séduire.
Il est amusant de constater que Verdi lui-même s’était interrogé sur l’intérêt de publier des lettres : le 18 octobre 1880, il écrit une lettre à Opprandino Arrivabene, dans laquelle il exprime avec humour sa surprise à la nouvelle de la publication de lettres de Vincenzo Bellini : « Quel intérêt y a-t-il d’éditer des lettres d’un compositeur de musique ? Ces lettres sont toujours écrites à la hâte, sans soin, sans importance, car le maestro ne cherche pas à atteindre à la réputation d’un homme de lettres. Ne suffit-il pas qu’il soit reconnu par ses compositions musicales ? Non, Monsieur ! Il y a aussi ses lettres ! » Néanmoins, dès les première décennies du XXe siècle, plusieurs recueils de lettres de Verdi sont publiés. Mais ce n’est qu’avec l’édition des Copialettere par Gaetano Cesari et Alessandro Luzio (1913) que paraît le premier recueil vraiment méthodologique. D’autres sont plus faibles, comme les Carteggi Verdiani de Luzio (1935).
L’introduction du présent ouvrage est un modèle du genre, explicative sur la méthode, fournie quant au contenu même du livre. On y trouve par exemple d’importants développements permettant de mieux comprendre pourquoi Verdi n’a pas réalisé les projets de l’Assedio di Firenze et du Re Lear, sans oublier les éventualités de Cleopatra et de Salambô. Ensuite, à la lecture des lettres, on se trouve confronté au personnage de Verdi lui-même. Les sujets abordés sont des plus divers. Les plus intéressants concernent les conditions de la vie musicale de son temps, comme la censure en Italie (n°9 et 17), ou les contingences de l’opéra (6 et 74). Il donne parfois des détails sur les relations régionales et interrégionales entre musiciens, compositeurs et autres personnalités du monde musical. On perçoit également quelques détails sur sa propre vie quotidienne, sur ses idées politique et sociales (48, 63 et 72 par exemple). Et l’on trouve quelques notes de son caractère et de sa vie privée : on a la surprise, par exemple, de découvrir qu’il trouve sa vie monotone (92 et 93). Et puis l’écriture elle-même laisse une forte impression : le style est direct, sans artifices, pas du tout maniéré comme l’est habituellement le style épistolaire de son temps. Il est également souvent assez peu diplomate ! Sans aller jusqu’à une analyse graphologique, on remarque qu’il écrit rapidement, sans s’arrêter. Sabina Kienlechner, citée, parle avec justesse à son sujet d’une « gesticulation écrite » : Verdi apparaît comme totalement réaliste, et ne faisant pas de distinction entre son travail de compositeur et sa correspondance quotidienne. On trouve également deux lettres de Giuseppina dont on a plaisir à retrouver la fine et jolie écriture (Verdi, lui, jetait des traits sur le papier), et les dernières volontés et testament de Verdi (25 avril 1898), particulièrement émouvants.
Certaines lettres peuvent paraître sans intérêt, mais elles s’intègrent dans une publication globale, qui n’a pas été faite en fonction de choix délibérés, et éclairent d’une manière ou d’une autre la personnalité et le travail du compositeur. D’ailleurs, les éditeurs ont l’honnêteté de préciser qu’il ne s’agit là que d’une petite fenêtre simplement entrouverte sur l’œuvre de Verdi, en même temps qu’un apport de matériel nouveau susceptible d’aider à la connaissance du compositeur et de son œuvre. Par ailleurs, la qualité de l’appareil explicatif mis en place autour des lettres est telle que les éditeurs arrivent à faire revivre les personnages évoqués et leurs rapports avec Verdi. C’est du grand art, cela se lit presque comme un roman dont on verrait petit à petit se regrouper les pièces comme pour un puzzle. Certes, certains développements pourront paraître au spécialiste trop longs et détaillés, mais ils apporteront à l’étudiant ou tout simplement au grand public une vision transversale et historique de grande qualité. L’appareil critique a volontairement été conçu de manière extensive, ce qui peut surprendre ; or cela se révèle d’une grande importance car ces commentaires apportent une foule de renseignements qui éclairent les documents en les replaçant dans leur contexte, et ils créent un liant et forment ainsi avec les lettres elles-mêmes un véritable ouvrage qui peut être lu de la première à la dernière page, avec le plus grand intérêt.
En conclusion, un ouvrage fondamental pour qui s’intéresse à l’œuvre de Verdi, avec un accompagnement scientifique de très haut niveau et une qualité d’édition qui font de ce livre un modèle du genre.
Jean-Marcel Humbert