Johann Nepomuk Hummel appartient à la transition entre Classicisme et Romantisme, et l’écoute de ses concertos pour piano le démontre clairement, car si le n°5 reflète notamment la joliesse de Mozart, le n°4, tout en ne perdant pas de vue ce dernier, regarde déjà vers Beethoven. Le Concerto n°3, lui, est tourné vers Mendelssohn, Chopin, Schumann et même Liszt, oscillant entre rêverie, inquiétude, et cette incomparable insouciance « trop-vibrante-qui-n’y-croit-pas-complètement », tous thèmes éminemment romantiques. Enfin, le n°2 étonne plus encore par son premier motif, gracieusement inquiet, d’emblée saisissant…
Parmi la quinzaine d’opéras de Hummel, Matilda di Guisa composée avant les concertos déjà romantiques évoqués plus haut, regarde donc plutôt du côté de Mozart et de son ineffable « bon ton », quels que soient les sentiments des personnages : joie, colère ou folie. Les façons de faire du XVIIIe sont toujours de mise, comme ces « ressaisissements de vivacité », moments où la ligne vocale et l’orchestre connaissent un sursaut d’énergie. Certes, délicatesse, grâce et élégance sont les caractéristiques d’une telle musique qui n’évite cependant pas ce pétillement un peu verbeux, répétitif et bavard du XVIIIe, cet affairement qui musicalement « mousse » un peu vainement… Mais le traitement symphonique des voix, pour ainsi dire, n’est-il pas l’apanage de l’opéra germanique…
Pourtant, çà et là l’inspiration de Hummel évoque les délices des harmonies romantiques, comme le prélude de l’air du ténor, au début de l’ouvrage. On entend même alors, avec surprise, un certain « attendrissement musical » sur un accompagnement ondulant des cordes, typique du Romantisme dès qu’il s’agit d’airs et rêveries élégiaques. A d’autres moments les chanteurs, poussent un peu leur voix ou le chef appuie et rend l’orchestre plus mordant : Hummel ou interprétation ? On peut se poser la question, car ce « brillant appuyé » en moins, on retombe chez Mozart.
Matilda di Guisa peut néanmoins servir à apprécier (le début de) la transition entre le style du XVIIIe, et le Romantisme qui allait enflammer le XIXe, transition qui, si elle est bien illustrée pour l’opéra italien, manquait d’exemple pour l’allemand : en voici un, brillamment tiré du sommeil du temps par une interprétation dont nous parlerons bientôt.
Auparavant, précisons que l’on n’a pas choisi ici d’enregistrer les récitatifs qui durent probablement remplacer, dans cette mouture italienne de l’œuvre, les dialogues du Singpiel original, et cela n’aide pas à trouver une continuité entre les morceaux qui souvent commencent de manière abrupte. Ont été conservés en revanche, les passages de recitativo accompagnato, parfois élaborés au point de toucher à la scena qui finira par s’imposer au XIXe siècle.
L’ouverture que l’on entend dans cette seconde version de 1821 est spectaculaire et dramatique, et donc plus dans le goût romantique de l’époque, bien qu’elle remonte en fait à 1812, puisque Hummel l’emprunta à celle d’un ballet (!), Sappho von Mitilene. Par chance pour nous — et pour la (re)connaissance de Hummel — les exécutants on eu la bonne idée d’inclure en appendice l’ouverture originale de Mathilde von Guise, première mouture de l’ouvrage, datant de 1810. Commençant à la fois dramatiquement et délicatement par la suggestion aux cordes de la tendre romance de Matilda de l’acte II, elle mérite d’être utilisée, même avec la version révisée, à la place de l’ouverture du ballet signalée plus haut. Elle comporte d’autre part, en son milieu, un beau motif suggéré par la clarinette, les bois et bientôt tout l’orchestre, où frémit une émotion déjà romantique, délicatement saupoudrée d’une grâce encore XVIIIe.
Enfin, notons un petit clin d’œil français, pour ainsi dire, car le finale du II nous fait entendre une vieille chanson dont la popularité date de l’époque de la Révolution, semble-t-il, mais dont le motif musical est bien plus ancien : « Le bon roi Dagobert » !
Emmanuel Mercier Dupaty écrivit surtout des livrets d’opéras comiques, dont le moins inconnu est peut-être Les Voitures versées (1820), destiné à la musique de Boieldieu ; on lui doit également cette curieuse histoire de Françoise de Foix, devenue un charmant opéra semiserio de Donizetti, Francesca di Foix. Internet nous permet de connaître son livret de l’opéra comique Mademoiselle de Guise, appréciable avantage pour l’auditeur découvrant l’opéra de Hummel proposé ici sans livret et seulement une ébauche de synopsis en anglais.
Tentons d’abord d’y voir un peu plus clair dans un mélange de langues avec une bizarrerie de départ : pourquoi donner un titre allemand à un ouvrage élaboré en version italienne par le compositeur lui-même, comme fit notamment Auber pour Fra Diavolo (et non pas arbitrairement transposé en italien afin de lui permettre de « tourner » dans le monde tels Gli Ugonotti ou Amleto) ? On trouve même sur Internet le titre source d’erreurs qu’est Mathilde da Guisa ! La plaquette mêle d’autre part des noms de personnages en italien et en anglais, comme le « Duke » ou la « Baroness ».
Le duc de Guise prévoit de faire épouser le roi de Pologne (n’apparaissant pas dans l’action) à sa sœur Matilda, mais celle-ci est secrètement éprise du secrétaire de son frère, le comte de Beaufort. Ce dernier l’aime également mais n’ose envisager une union à cause de la différence sociale, d’autant que le duc voudrait le voir épouser une baronne fortement éprise de lui ! L’amour triomphe pourtant, car le roi de France récompensant le courage du comte qui a risqué sa vie pour sauver celle du souverain, l’élève au rang de duc, Monsieur de Guise s’incline et le bonheur règne (unissant également les “amoureux secondaires” : Claudina, fille du vieux jardinier Nicolo, et Valentino, valet du comte de Beaufort).
Kristine Gailite (soprano) prête son joli timbre limpide mais fruité à Matilde, épousant la ligne vocale du rôle-titre aussi bien qu’elle en déjoue les vocalises. La pureté et la rondeur de sa voix font particulièrement merveille dans la romance « L’ombrosa notte » de l’acte III. Considérant son répertoire, on imagine quelles Rosina, Gilda ou même Violetta elle peut être, tout comme ces certainement fringants travestis Oscar (Un Ballo in maschera) ou Walter (La Wally).
Le ténor Philippe Do (Conte di Beaufort) possède une belle voix claire mais chaleureuse et chante avec délicatesse. Un médium assombri, un aigu ferme mettent en valeur ce que l’on peut considérer comme l’air le plus romantique de l’ouvrage. Sa prononciation de la langue italienne est meilleure que celle des chanteurs francophones, curieusement bien souvent handicapés par cette langue cousine de la leur.
Le soprano Hjördis Thébault (la Baronessa) possède un beau timbre évoquant celui d’un mezzo-soprano et il ne nous surprend pas de trouver à son répertoire aussi bien Carmen et Il Barbiere di Siviglia que Otello et Tosca ! On n’en admire d’autant plus alors, le fait qu’elle aborde cette musique avec la pulpeuse délicatesse qui convient.
Pierre-Yves Pruvot (Duca di Guisa, baryton) possède une voix noire convenant au rôle, et une belle ligne de chant, seule sa prononciation, un peu rugueuse parfois, demeure à améliorer.
Les rôles un peu en retrait de Valentino (ténor) et de Claudina (soprano), sont fort bien tenus par Ondrej Saling et Eva Suskova, de même que les plus secondaires Nicolo (baryton) et Leszensky (ténor), respectivement Martin Mikus et Marian Olszewsky.
Le Chœur de Chambre slovaque « Alea » assure avec brio les maigres parties chorales de l’ouvrage. L’Orchestre « Solamente Naturali » de Slovaquie, dont le nom curieux laisse craindres de sonorités grinçantes à l’ancienne, surprend par ses cordes au son pas si mince ni aigre…
Fleuron de cette belle réalisation d’ensemble, la direction de Didier Talpain évite de faire « mousser les choses » à la façon du XVIIIe siècle, mais cherche au contraire à inscrire la partition dans une nervosité et une urgence dramatiques d’essence romantique, tirant l’œuvre vers le XIXe siècle et l’inscrivant dans l’esthétique qui allait dominer ce dernier.
Matilde di Guisa / Mathilde von Guise jette donc un éclairage intéressant sur le passage de l’opéra allemand du Classicisme vers le Romantisme. Invitons ceux qui trouveraient Hummel trop timide à écouter ses concertos pour piano évoqués précédemment, sans lui en vouloir de ne pouvoir évidemment « aller plus vite que la musique… »
Yonel Buldrini
1 Il faut honnêtement reconnaître que cette ouverture de ballet cite pourtant l’allegro (ou cabalette avant la lettre) de l’air du ténor au début de l’acte I.