Le choix de l’œuvre. Tous les opéras (ou presque !) de Donizetti montrent la manière prodigieuse dont le compositeur italien marie l’expression dramatique passionnée voulue par le Romantisme à l’élégance de la mélodie. Rosmonda illustre souvent cette manière propre, mais il faut préciser deux choses : en premier lieu, ce charmant opéra ne remet évidemment pas en cause l’intérêt de chefs-d’œuvre reconnus tels Anna Bolena, Lucrezia Borgia, Maria Stuarda, Lucia, Roberto Devereux, Poliuto, La Favorita, Caterina Cornaro ou Maria di Rohan. D’autre part (chacun ayant bien sûr le droit d’avoir ses préférences) Rosmonda, du point de vue de l’inspiration mélodique globale, ne saurait passer avant Fausta, Parisina, Torquato Tasso, Il Furioso, Gemma di Vergy, Marino Faliero, Belisario, Pia de’ Tolomei, Maria de Rudenz, Il Duca d’Alba, Adelia, Maria Padilla, Linda di Chamounix, Dom Sébastien… Un donizettien convaincu se doit de reconnaître ce fait Aussi dirons-nous qu’Opera Rara, pour une publication d’anniversaire, ne met pas vraiment en avant le compositeur ayant fait sa réussite, mais une artiste célèbre et célébrée… dans un fort bel opéra mais qui n’est pas pour autant l’un des plus significatifs de Donizetti, ni l’un des plus importants parmi ceux que la valeureuse firme britannique a tiré du sommeil avec bonheur.
Le choix des extraits. Si l’on a conservé presque entièrement le second tableau du premier acte, le choix des extraits du second acte s’avère plus problématique. Il dénote d’abord clairement le parti pris d’offrir un récital Renée Fleming plus qu’une sélection de Rosmonda d’Inghilterra. En effet, on a choisi de préférence des extraits où la cantatrice intervenait, alors que d’un point de vue donizettien d’autres passages auraient mérité d’être mis en lumière, comme le beau duo de l’impossible dialogue entre les époux royaux, ou le sombre chœur des partisans de la reine. On a même été jusqu’à déplacer l’ordre de la partition (!), repoussant notamment l’aria de Rosmonda qui, promu soudain extrait ultime, devient une sorte de nouveau finale de l’opéra …ou plutôt éclatant couronnement du récital. Enfin, commencer les extraits du second acte par le duo Rosmonda-Leonora qui intervient normalement à la fin de l’opéra, maltraite non seulement le déroulement dramatique, mais affadit aussi le véritable climax représenté par ce moment tragique qui aboutit au meurtre de Rosmonda. Et l’on connaît l’efficacité donizettienne dans la mise en musique d’un affrontement entre rivales ! La reine, que sa légitime jalousie a poussé à toute extrémité, s’écrie tout de même à la maîtresse du roi : « È delirio, è insania estrema / Che il pugnal brandir mi fa. » (C’est le délire, une folie extrême / Qui me fait brandir le poignard.). L’assassinat de Rosmonda, poignardée par la reine, qui remplaçe l’habituelle stretta conclusive, ne pouvait être conservé à cause de ce déplacement du duo, il s’arrête donc en queue de poisson, avec le calme larghetto !
L’explication invoquée à un tel « trafiquage » est qu’il s’agit ici « de mettre en valeur les qualités musicales de l’ensemble », tente de justifier la plaquette. On ne fera pas de commentaires.
L’interprétation est comme toujours soignée à l’extrême, harmonisant la volonté d’une exécution techniquement impeccable et le désir de rendre vivante —et vibrante !— une interprétation en studio.
Etoile brillant de mille feux, Renée Fleming prête sa voix de vermeil à la délicate héroïne romantique, rôle composé par Donizetti pour Fanny Persiani, future créatrice de sa Lucia Ashton. Son interprétation se révèle attentive, sensible, vibrante… Peut-être un peu trop parfois, en ce sens que la fragilité de Rosmonda semble affectée, et n’égale pas la fraîcheur, la fragilité naturelle que Yvonne Kenny insufflait au personnage lors de la première reprise moderne. Il est dommage par ailleurs qu’une voix aussi somptueuse puisse s’abîmer en un aigu « resserré » et durci, comme celui qui termine sa cabalette du second acte. C’est ce même point faible qui avait frappé sa Lucrezia Borgia scaligère, provoquant la juste indignation d’un public légitimement exigeant pour une artiste à ce point médiatisée. Quand on pense qu’à quelques années de cet enregistrement, en 1990, la cantatrice abordait — et fort bien — à Omaha la brûlante Maria Padilla, dont les donizettiens s’échangeaient le pirate, animés par une curiosité passionnée pour l’opéra plutôt que pour la protagoniste alors inconnue !
Bruce Ford laisse toujours un peu perplexe, il est certes un chanteur impeccable, sachant animer, habiter ses rôles, mais son timbre singulier et difficile à définir, la vibration particulière de celui-ci méritent l’oxymore de « brûlant d’une flamme froide » ! En tout cas, il nous sauve des ténors anglo-saxons au timbre « blanc », habitués des exécutions de Opera Rara, qu’un engagement fort notable et méritant ne pouvait rendre vraiment séduisant.
La voix coupante de Nelly Miricioiu est parfaitement à sa place dans l’impitoyable reine Aliénor d’Aquitaine, en l’occurrence Leonora di Gujenna. Un timbre corsé et incisif, une technique sans faille lui permettent une belle véhémence de l’accent, la dramatisation ne cédant jamais au lyrisme. Entre parenthèses, l’artiste mérite notre compassion, car ces mêmes belles qualités permettent ces Tosca qu’on lui demande un peu partout alors qu’elle ne rêve en fait que des romantiques Maria di Rohan, Caterina Cornaro, Elisabetta de Roberto Devereux…
De son timbre noir et rugueux, Alastair Miles dessine un père autoritaire mais non plus vibrant ou douloureux que l’incontournable Christian Du Plessis, à la belle ligne de chant, qui avait participé à la résurrection de l’opéra en 1975. Même si l’interprétation a moins ce côté « chaleureux père noble », elle est correcte, tout comme celle de Diana Montague en page Arturo (pour le peu qu’on l’entend en ces extraits).
Les enregistrements d’une exécution sans public, ayant lieu en plus dans une vaste salle ou une église, offrent presque toujours une réverbération du son désagréable et agressive. Si d’autre part le chef dirige fort (en plus d’aller vite), on frôle alors la catastrophe, sachant que l’écriture romantique d’un Donizetti ou d’un Bellini pour l’orchestre qu’ils avaient à leur disposition ne peut être exécutée à la lettre par nos instruments modernes, sous peine de « cassage d’oreilles ». Parmi les passionnés de ce répertoire, David Parry a la réputation d’une tendance « à tout casser », précisément. Il maltraite ainsi la jolie ouverture (non retenue ici) et l’on a du mal à en goûter le frémissement romantique, Donizetti essayant alors de s’extraire du génial mais tyrannique moule rossinien. Le chef d’orchestre « martèle » aussi quelquefois, mais réussit néanmoins le plus souvent à insuffler une efficace pulsation à l’ensemble.
En conclusion, plutôt que des extraits représentatifs de Rosmonda d’Inghilterra, on a ici un exemple de belle réalisation dont Opera Rara est capable, soignant avec amour l’interprétation de son compositeur de prédilection. Reste un beau récital Renée Fleming, déployant l’art du célèbre soprano mis en valeur par un écrin délicat nommé Rosmonda d’Inghilterra…