Il n’est pas un marin, un téléspectateur de Thalassa ni un aficionado des concerts du musée national de la Marine qui ne connaisse Jean Cras, officier de marine (comme Albert Roussel) et qui plus est breton. Mais peut-être sa notoriété n’a-t-elle pas atteint des sphères moins spécialisées. C’est très dommage, et Timpani répare cette injustice en s’attaquant à l’édition intégrale des œuvres de ce compositeur que le disque a peu servi par le passé. Ces mélodies avec orchestre, jusqu’ici inédites, constituent le 10e titre de la collection.
Suivant Debussy à une génération et Fauré à deux par la naissance, Cras est pourtant décédé peu de temps après ce dernier. Il compose plus dans la manière de ses deux illustres prédécesseurs (auxquels on peut rajouter Ravel) qu’il ne se projette dans son époque et dans le futur. Le genre peut donc paraître un peu suranné, mais il s’écoute avec autant d’intérêt que de plaisir. Le programme est soigné et équilibré, qui voit se succéder les Élégies d’Albert Samain (1910), des extraits des Sept mélodies (deux mélodies de Georges Rodenbach, et « L’espoir luit comme un brin de paille » de Verlaine), L’offrande lyrique de Rabindranath Tagore, les Fontaines de Lucien Jacques, Image d’Édouard Schneider, et Trois Noëls de Léon Chancerel (extraits du Pèlerin d’Assise).
Comme le souligne dans la petite brochure d’accompagnement de 28 pages (français-anglais) l’excellente présentation de Michel Fleury, le musicien mêle les éclats des forces orchestrales à une remarquable transparence. L’auteur note que les Élégies « anticipent sur l’opéra Polyphème, le chef-d’œuvre absolu de notre musicien – dont la composition fut entamée peu après – et qui utilise d’ailleurs également un texte de Samain ». De fait, l’impression générale va très au-delà de simples mélodies, et l’on pense souvent à Pelléas et à L’Enfant et les Sortilèges. Mais malgré tout, Henri Duparc n’est jamais loin, non plus que l’École de Franck à laquelle Cras se rattache ouvertement. Deux des Trois mélodies avec quatuor à cordes utilisent des textes de Georges Rodenbach, dont Michel Fleury souligne qu’« il est un décadent dont les poses élégiaques se complaisent dans des décors crépusculaires symbolisant le déclin, la décomposition et la mort ». Enfin, le côté mystique du compositeur est bien souligné par le reste du programme.
La direction d’orchestre de Claude Schnitzler est en tous points remarquable, précise, détaillée, équilibrée, alors que l’accompagnement de mélodies par un orchestre pêche souvent sur ce dernier point. Les rythmes s’enchaînent, les voix se mêlent à la fin (Noël, Noël !), faisant de plus en plus penser à un opéra. Les chanteurs choisis ont d’ailleurs cette double compétence, mélodistes émérites et solistes scéniques ; ils servent avec passion et doigté ce répertoire qui nécessite de la haute couture. Philippe Do et Lionel Peintre montrent un goût d’une grande sûreté et des qualités de phrasé et de diction qui soulignent une ligne mélodique de grande qualité. Ingrid Perruche ne leur cède en rien, mais a parfois des accents un peu plus serrés dans l’aigu, qu’il conviendrait de libérer. Soulignons une prise de son extrêmement soignée, qui rend justice aussi bien à l’orchestre et à l’étagement des pupitres, qu’aux solistes bien positionnés. Le boitier-cartonnage qu’illustre une jolie lithographie un peu japonisante d’Henri Rivière (La plage) évite le froid plastique et contribue à la qualité d’ensemble de ce petit bijou artistique.
En conclusion, ce disque devrait largement dépasser le cadre des seuls amateurs éclairés, et mérite de connaître une large diffusion. Plongez-vous dans l’univers très personnel de ce marin-musicien, vous ne le regretterez pas.