« L’authentique méchant, le vrai, le pur, l’artiste, il est rare qu’on le rencontre même une fois dans sa vie. » écrivait Colette dans La Naissance du jour. Une citation dont on prend la mesure à l’écoute des « bad boys » proposés par Bryn Terfel. Car le chanteur gallois, après vingt ans de carrière, a beau rester un modèle de présence et de santé vocales, ses portraits de méchants rassemblés par Decca dans un enregistrement au titre racoleur laissent un sentiment partagé.
Déjà, le passage de l’un à l’autre de ces vilains garçons, par delà les époques, de Mozart à Schönberg, s’il évite la sensation de monotonie qu’engendre parfois le récital consacré à un seul compositeur ou à un seul pan du répertoire, se révèle abrupt. L’oreille ne franchit pas si aisément, en une piste, le siècle qui sépare les Misérables de Gioconda, le fossé entre le scintillement tapageur de la comédie américaine façon Broadway et les flamboyances du mélodrame italien, entre la lumière aveuglante des sunlights et les clairs-obscurs imaginés par Ponchielli pour champlever le caractère de Barnaba. On s’interroge d’ailleurs sur la règle qui a présidé à l’ordonnancement des plages sur le CD : ni l’époque, ni la langue, ni la similitude des personnalités, ces méchants ne l’étant pas tous de la même façon. Il existe en effet la même distance entre Dulcamara et Iago, que celle que, dans un autre registre, nous relevions entre Claude-Michel Schönberg et Amilcare Ponchielli. Et quand bien même l’on accepte ce sanguinolent melting-pot, l’inégalité de l’interprétation demeure. Tous ces portraits, bien que tracés chaque fois d’une voix rageuse dont le mordant et la couleur sont deux indéniables atouts, n’atteignent inévitablement pas le même niveau d’accomplissement. Il y a ceux muris pas l’expérience de la scène comme Scarpia, dont on aurait attendu d’ailleurs qu’il montre plus de perversité. Il y a ceux qui relèvent de l’anecdote comme Javert des Misérables ou Sportin’ Life de Porgy and Bess, rôle habituellement dévolu à une voix de ténor qui y apporte un éclat autrement fascinant. Il y a ceux qui se fourvoient – un Iago curieusement sommaire ou un Mackie Messer que disqualifie le souvenir venimeux de Lotte Lenya – et ceux qui donnent vraiment la chair de poule : le Kaspar du Freischutz par exemple qui en deux « Schweig » agrippe et dont les « Triumph » sont des coups de cravache. Citons aussi la manière dont le Mefistofele de Boito, remarquable d’intentions, parvient à un difficile équilibre entre ironie et cruauté. A ce démon d’anthologie répond son homologue français dans une ronde du veau d’or idiomatique mais décomplexée. Jamais le diable de Gounod n’a paru aussi énorme avec, en fin d’air, le râle dont les buveurs de bière accompagnent l’entrechoc de leur pinte. C’est évidemment le piège sous-tendu par le titre du programme, un piège auquel Bryn Terfel se laisse prendre quelquefois : grossir le trait, surcharger le propos, rouler des yeux et grincer des dents pour effrayer davantage. Ainsi, les ricanements terribles qui ponctuent le chant de Sweeney Todd, l’une des bonnes surprises de cet enregistrement, et qui en rendent paradoxalement la bile moins amère. Ainsi un Don Basilio du Barbiere di Siviglia qui abuse du contraste. Ainsi, un commandeur gonflé d’importance auquel répondent un Don Giovanni et un Leporello, l’un plus arrogant, l’autre plus pleutre que de coutume. Une exagération rendue nécessaire par la particularité de ce trio final de Don Giovanni : Bryn Terfel y interprète, par la magie du studio, les trois rôles en même temps. Authentique ou anecdotique ? Chacun décidera.
Christophe Rizoud