A notre époque, Alcina, a eu la singulière fortune d’être l’unique œuvre de Haendel à séduire ce groupe d’amateurs d’opéras et d’admirateurs de cantatrices qui connaissent le moindre détail sur la vie privée des divas et recueillent la moindre note jamais enregistrée par Maria Callas. Grâce à l’enregistrement historique de Joan Sutherland et de Richard Bonynge, cet opéra a démontré que Haendel était en droit de se ranger parmi les plus grands compositeurs pour la voix, dans une exécution qui, toute jonchée qu’elle soit d’éléments à la fois apocryphes et douteux, possède une verve et un éclat qui prêtent une vie étincelante aux arias(1). En réalité, trois événements d’importance ont frayé la voie à cet enregistrement mythique (Decca, 1962). En 1957, Joan Sutherland aborde sa première Alcina pour la Handel Opera Society. Deux ans plus tard, soit exactement deux siècles après la mort de Haendel, elle reprend le rôle pour un concert radiophonique diffusé sur les ondes de la WDR, avec un des ensembles pionniers de la musique baroque, la Cappella Coloniensis (Melodram, Rodolphe ou Verona). En 1960, elle campe l’inquiétante héroïne de l’Arioste dans la production de Franco Zeffirelli, à la Fenice, puis à Dallas et Covent Garden, et devient « la Stupenda ». A la faveur d’une édition revue et augmentée de sa monographie, Jonathan Keates pourrait ajouter ces quelques lignes : En 1985, une autre soprano australienne, Arleen Auger, débutait sur la scène londonienne dans le rôle de la magicienne. Le disque porte le témoignage de cette interprétation magistrale, la plus fouillée et la plus crédible jamais enregistrée. En 1999, William Christie tentait de réconcilier l’orthodoxie baroque et le star system en dirigeant Renée Fleming, mais il faudra encore attendre dix ans et le 350ème anniversaire de la mort de Haendel pour que Alan Curtis offre le rôle-titre à Joyce DiDonato.
L’ambitus réduit d’Alcina, qui plafonne, fugacement, au la 4, ne pose aucun problème au mezzo aigu et souple de l’Américaine. Evidemment, il ne suffit pas de posséder les notes pour convaincre. Sans parler du métal et des couleurs, c’est l’engagement, l’abandon – en vérité le don suprême – qui font toute la différence. J’ai déjà exprimé ici même mon admiration pour Joyce Di Donato louant sa technique, éblouissante, son tempérament et une imagination si rare et pourtant essentielle. Elle incarne avec sensualité la beauté lasse d’Alcina (« Di cor mio, quanto t’amai ») et ses reprises ne déçoivent pas (« Si son quella », « Ah ! mio cor, schernito sei ! »), miracles d’invention et d’audace, personnelles et excitantes, comme on aimerait en entendre plus souvent dans ce répertoire. C’est là un art infiniment précieux et qui vaut à lui seul le détour. Par contre, si le ton impérieux de la Magicienne en impose, il est plus malaisé de croire à la vulnérabilité de l’amante, à sa colère trop contrôlée (« Ombre pallide ») comme à son désarroi calculé (« Mi restano le lagrime »). A ce degré de maîtrise vocale, la chanteuse pourrait s’oublier et laisser parler sinon la femme, du moins l’actrice, qui peut être fabuleuse (souvenez-vous de sa Déjanire). Mais nous ne sommes pas au théâtre, me direz-vous, et si Arleen Auger réussissait à se lâcher en studio, c’était après avoir incarné le rôle à la scène. Un chef inspiré pourrait aider Joyce DiDonato… Las ! Alan Curtis reste une fois encore imperméable aux passions comme aux sortilèges d’Alcina et de Morgana. Sa direction laisse perplexe. Alors que le pétillant « Tornami vagheggiar » s’évente complètement du fait d’un tempo inexplicablement lent et d’une mollesse exaspérante, l’énergique aria de Bradamante, « E gelosia, forza è d’amore », est enlevée avec juste ce qu’il faut de nerf et d’accents, efficace, mais sans hystérie, une leçon de goût et de style !
En revanche, aucune inconstance n’affecte son amour pour Haendel qui balaie même ses scrupules philologiques. Personne avant Curtis n’avait restitué la brillante aria de Ruggiero, « Brama di trionfar », à la fin de la scène 7 du 1er acte, que le compositeur avait abandonnée pour la création et l’édition de l’opéra. Le triomphe de Rinaldo quelques années plus tôt (« Or la tromba in suon festante ») était sans doute plus spectaculaire, mais celui de Ruggiero ne manque pas d’allure et méritait de sortir de l’oubli. Il requiert toutefois un gosier autrement aguerri que celui de Maité Beaumont dont les vocalises manquent de netteté et de fluidité. Le mezzo espagnol a le grain mâle et juvénile qui sied à Ruggiero, cependant, il doit encore gagner en plasticité (« Sta nell’ircana ») et sa rudesse actuelle entame le charme subtil de « Mi lusinga il dolce affetto ». A contrario, le sous-emploi de Karina Gauvin entraîne son lot de frustrations. Bien sûr, il a ceci de bon qu’il bouscule les clichés : la frivolité ne doit pas être l’apanage des voix de soubrette. Délicieuse, mais sans afféterie, sobre dans la douleur, cette Morgana de grande classe nous fait d’autant plus regretter l’Alcina que la scène a déjà connue et que le disque devrait immortaliser. Un jour, peut-être…
Il est des Bradamante plus amples et charnus, mais nous retrouvons avec plaisir le timbre si caractéristique et le panache de Sonia Prina, qui, en termes d’abattage, en remontre à Maité Beaumont. Impeccables seconds rôles de Kobie Van Rensburg et Vito Priante. Pour succéder à William Savage, un boyish treble manifestement très doué que Haendel réengagera ensuite comme contre-ténor (Athalia, Faramondo…) puis comme basse (L’Allegro, Saul…), Curtis n’a pas déniché la perle rare et se contente du soprano sensible, à défaut d’être lumineux et suave, de Laura Cherici.
Bernard SCHREUDERS
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(1) J. Keates, Georg Friedrich Haendel. Paris, Fayard, 1985, p. 235.
Récations des lecteurs
C’est un bon commentaire dans l’ensemble. Je ne trouve pas DiDonato sensuelle dans le rôle contrairement à Karina Gauvin. J’aime beaucoup son interprétation de « Ah! mio cor » et de « Ah! Ruggiero crudel…Ombre pallide », je trouve qu’elle saisit bien l’état du personnage dans ces moments. Pour Beaumont, j’adore son interprétation de « Bramo di trionfar ». Je suis d’accord pour dire qu’il lui manque une certaine netteté dans les vocalises. Il est incontestable « Mi lusinga il dolce affetto » n’est pas touchant. Je ne suis pas frustré du choix de Gauvin en Morgana car elle est très touchante, sensuelle, piquante et c’est au disque selon moi la meilleure Morgana. Je suis moins enthousiaste pour Priante que je trouve à un niveau inférieur de ce qu’il peut faire, je trouve que sa voix est engorgée. Van rensburg est convaicant par son incarnation même si le timbre n’est pas des plus séduisants et Cherici est correcte même si la voix m’insupporte. Je suis mitigé sur la direction de Curtis qui est très bien dans les arias lentes mais qui manque de théâtre et de flamme, d’emportement : trio, « Tornami a vagheggiar », « Sta Nell’Ircana » pour ne citer que ces pages. C’est un disque dans l’ensemble très bien qui surpasse la version de Christie avec une meilleure distribution, plus adaptée au répertoire baroque.
Aurélien
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