Savall et ses amis reprennent dans cet album un certain nombre d’enregistrements parus entre 1993 et 2008 pour Astrée et Alia Vox, et ayant en commun l’évocation de la nuit, ou le caractère méditatif de tel mouvement lent. Autant dire que le disque sera inutile aux fidèles collectionneurs des opus du maître gambiste, mais constituera pour les autres une utile introduction à son univers assez personnel, entre répertoire traditionnel et musiques plus connues – souvent grâce à lui ! (Monteverdi, Marais, Charpentier).
Les innocents devront, pour commencer, passer l’épreuve la plus terrible qui attend ceux qui veulent aller vers ces territoires passionnants où Savall règne en maître : la voix de Montserrat Figueras. Blanche, tirée, inapte à l’accentuation ou à l’évocation, approximative en italien, elle pourra faire reculer les moins déterminés, comme elle nous fit – avouons-le – très longtemps reculer, et continue souvent de le faire, quand bien même, avec le temps nous eussions saisi ce qu’il y a, chez cette chanteuse, de fièvre et d’ardeur.
Une fois passé cette première initiation, le jeune novice se devra d’en passer par la seconde : surmonter l’ineffable ennui qui naît de ces interprétations, volontiers lentes, pesantes, sombres, languides. Une potion de vitamines et un thermos de café ne seront pas de trop.
Quand enfin le novice foulera ces terres arides, il pourra se laisser aller aux pures voluptés que recèle l’art de Savall : simplement, un art du son, de la sonorité, du phrasé, de la suggestion musicale, du modelé, de la coloration, constamment admirables.
Et il y a davantage. Ce double disque le montre : Savall a su percer le secret de musiques qui ont été oubliées non parce qu’elles étaient décoratives ou de circonstance – les baroqueux s’affalant plus souvent qu’à leur tour dans des piécettes secondaires – mais parce qu’elles étaient abstraites, cérébrales, presque des musiques mentales, parlant à l’imagination, à la mémoire, et non au sentiment direct.
Les chants de Guerrero ou de Morales ne sont certes pas des rengaines de même que les œuvres de Marais ne se dansent pas, ni ne se chantent. Quelque chose dans cette musique sollicite des arrière-mondes, des temps enfouis, des sépulcres couverts de ronces et d’écritures curieuses. Ce sont des musiques profondément, violemment, parfois insoutenablement désolées, sans jamais être vraiment mélancoliques : un étrange demi-jour les hante, quelque chose comme le sourire de la rêveuse de Marais, ou comme le spectacle d’une pensée faisant retour sur elle-même comme dans la 3e suite de Bach (BWV 1068).
Tout cela est ingrat, complexe, difficile, mais souvent foudroyant, et indispensable.
Sylvain Fort