Malgré de nombreux documents audio et vidéo, la carrière d’Anna Moffo est souvent occultée au profit de celles de quelques stars incontournables qu’elle fréquenta avant de voler de ses propres ailes, principalement aux Etats-Unis. Repérée par Walter Legge un an après ses débuts à Spoleto, la jeune et jolie soprano intègre dès 1956 l’écurie Emi et interprète Musetta avec Callas, Nanetta, Susanna, puis la chanteuse italienne (Capriccio) avec Schwarzkopf, tout en se voyant confier un album Mozart dirigé par Alceo Galliera et un programme d’airs colorature conduit par Colin Davis. Elle préfère pourtant le label RCA pour lequel elle enregistre les rôles-titres de La Bohème, Madama Butterfly, La Traviata, Lucia di Lammermoor, Carmen, Thais ou encore L’amore dei tre Re de Montemezzi.
En août 1963, la cantatrice que les plus grandes scènes s’arrachent, enregistre donc pour RCA un double portrait de Manon, en présence de Giuseppe di Stefano dirigé par René Leibowitz. Difficile de ne pas résister à la voix pulpeuse et sensuelle de la diva qui se glisse sans effort dans la peau de ce personnage de fausse ingénue, mis en musique par Massenet. Diction française efficace, musicalité, déclamation franche, séduction à peine voilée, cette jeune fille a du caractère et l’arrivée d’un Des Grieux aussi enflammé que Di Stefano, met sans tarder le feu aux poudres. Leur premier duo est un pur plaisir, d’autant que la direction de Leibowitz transforme cette rencontre imprévisible et totalement romanesque, en véritable hymne à l’amour. Musicienne accomplie, sachant émouvoir en usant de tous les recours techniques, Moffo triomphe de la « Petite table » et des extrapolations du « Cour de la Reine » emportée par l’ivresse, mais sans vulgarité à St Sulpice, jusqu’à l’anéantissement final, parfait mélange de théâtre et de musique mêlés.
Attentif au texte convenablement prononcé et aux nuances, Di Stefano malgré son âge et une carrière menée sans ménagement, retrouve l’espace d’un instant sa grande époque ; timbre caressant, solaire, il parvient à susurrer « En fermant les yeux », à tenir tête à l’écriture très élevée du « Ah fuyez douce image », malgré d’inévitables tensions, porté par l’orchestre plein de vie et parcouru de spasmes de Leibowitz.
Un cran au dessous malgré la direction incisive et musclée du chef, dont le discours fougueux convient parfaitement à Puccini, les extraits de Manon Lescaut n’égalent pas les précédents. Flaviano Labo est un ténor honnête, mais son émission brutale et ses accents impétueux se marient assez mal aux intonations soignées de la soprano. Timbre fruité, chant laiteux, Moffo a du charme à revendre (acte I), mais à mesure que le drame avance et que le caractère du personnage s’affirme, celle-ci doit lutter contre une tessiture de spinto plus tendue, qui crispe son medium et l’oblige à forcer ses moyens naturels « Tu, tu amore tu ». D’une consistance vocale trop légère pour ce rôle, la cantatrice bouscule la ligne de « Sola perduta », l’interprète se montrant suffisamment convaincante pour maintenir l’intérêt jusqu’au trépas de cette Manon puccinienne. Plusieurs duos d’amour issus d’intégrales célèbres, gravées entre 1957 (Madama Butterfly avec l’élégant Cesare Valletti et Leinsdorf) et 1965 (Lucia di Lammermoor avec le princier Carlo Bergonzi et Prêtre) complètent agréablement cet hommage à l’art plein d’éloquence et de délicatesse d’Anna Moffo, disparue en 2006.
François Lesueur