Quatre metteurs en scène et quatre distributions différentes pour un seul Ring ? C’est l’idée qu’a eue la direction de l’opéra de Stuttgart pour sa saison 2002-2003, et que l’on retrouve aujourd’hui gravée en DVD chez Euroarts.
Quatre metteurs en scènes différents, oui, mais tous ont transposé l’action “à la moderne”: peu, voire rien de mythique ou de féerique. Les partis pris sont audacieux, et l’on se trouve confronté à une lecture de niche, expérimentale. Ce “laboratoire du Ring” propose-t-il quelque chose de vraiment intéressant ? La réponse varie selon les épisodes.
Das Rheingold, signé Joachim Schlomer, ouvre la tétralogie d’une superbe manière. L’action se situe dans une sorte de station thermale, où trône une fontaine pleine d’or. La transposition fonctionne à merveille, et si l’aspect mythique, originel, de ce prologue en est absent, c’est au bénéfice d’une autre approche: on se retrouve face à quelque chose de décapant, où la méchanceté parvient toujours à ses fins, où personne n’est innocent. L’aspect visuel est extrêmement soigné, pour des tableaux de grande beauté; à ce titre, l’avertissement d’Erda, dans un décor soudain foudroyé et aux allures post-nucléaires, est un sommet. Les interprètes offrent dans leur ensemble un plateau homogène et de qualité, l’Alberich de Esa Ruuttunen mis à part, qui sonne plus “vieux” que sombre, mais qui se trouve justifié par la mise en scène.
Le résultat de Die Walküre, par Christoph Nel, est plus discutable. L’accent mis à l’extrême sur la psychologie propose une vision absolument nouvelle, mais qui, de par sa complexité, en devient parfois presque indigeste. Si une bonne partie des excellentes idées se comprend assez bien (Wotan et Brünnhilde jouant avec des statues miniatures, en tant que maîtres des destins, ou le projecteur tourné vers le public en guise de défi, lors du final), le trop-plein de propositions rend parfois absconse la compréhension de cette mise en scène. En outre, une lecture si particulière fait perdre leur valeur à certaines scènes : ainsi en va-t-il du combat de Hunding/Siegmund, ou de la chevauchée des Walkyries, transformée en un sympathique défilé de mode qui n’a plus beaucoup de sens. Enfin, visuellement parlant, c’est un peu quelconque, à quelques exceptions près. Ces quelques réserves émises, il n’en reste pas moins que la proposition est intéressante et aboutie : la relation Brünnhilde-Wotan, la profonde humanité de Brünnhilde, … Vocalement, on retiendra dans l’absolu la Sieglinde de Angela Denoke: la voix est belle, ronde, souple et gracieuse. Une merveille. Robert Gambill dans Siegmund, malgré des raideurs vocales et une voix qui n’est pas tout à fait celle d’un heldentenor (mais John Vickers ne l’était pas non plus), incarne, grâce à son intelligence extrême du texte, un héros immensément tragique et désabusé. Les autres personnages sont bien figurés, sans tout à fait briller : Brünnhilde, Renate Behle, une fois son vilain cri de guerre passé, est une Walkyrie des plus convenables, de même pour Wotan (Jan-Hendrik Rootering), malgré des coups de glotte quelque peu énervants, et des aigus assez laborieux.
Siegfried concrétise un propos souvent esquissé ailleurs : un adolescent tonitruant, impossible à éduquer par un Mime-Papa faible et dérangé. Ce troisième volet, transposé dans une ambiance résolument contemporaine, foisonne d’idées, dans des décors souvent très bien pensés et riches. Idée géniale, par exemple, que le contraste entre le taudis du premier acte et la chambre inondée de lumière (proche du kitsch), au troisième acte. La performance de Jon Fredric West en Siegfried est irréprochable, aussi bien scéniquement que vocalement, puissant, assuré, et tout à fait dans l’esprit: on y croit, à cet ado en quête d’identité et de vie. À noter aussi l’Alberich de Björn Waag, d’une noirceur toute sophistiquée, qui nous rappellerait un peu Helmut Berger dans ses années Visconti…
Die Götterdammerung, par Peter Konwitshny, termine cette tétralogie en touchant scéniquement au génie. C’est une vision d’une triste ironie, presque comique au début, mais qui se terminera par un bouleversant dénouement. Le rideau se lève sur trois étranges Nornes, en réalité des sans-abri qui se racontent des histoires mystérieuses. On poursuit avec le monde résolument kitsch de Brünnhilde et Siegfried: fait d’une toile de fond représentant un paysage romantique, il s’écroulera au retour du héros corrompu par le Tarnhelm. Alberich apparaît comme un nain hideux, traumatisant, et Hagen comme un personnage tourmenté. Lorsqu’au final, il tente de se saisir de l’anneau, la salle entière s’allume, prenant soudain le public à témoin. La scène de l’immolation s’achève par la projection des indications scéniques à la manière d’un générique, laissant la musique terminer ce dernier épisode, conçu et mise en scène d’une main de maître. Comme dans les volets précédents, sans être époustouflants, les différents protagonistes campent leur personnage d’une fort belle manière. Deux bémols toutefois: Ronald Bracht, Hagen globalement excellent, mais qui semble à bout de souffle lors de la convocation de ses vassaux et la Brünnhilde de Luana DeVol dont le vibrato noie trop souvent la ligne et les notes.
Le seul élément permanent de la production est l’orchestre de l’opéra de Stuttgart, dirigé par Lothar Zagrosek. Celui-ci exécute cette partition avec une maîtrise et un talent sans failles, dans une approche semblable à celle de Janowski. L’orchestre délivre quant à lui une pâte sonore très unie et de superbes nuances. On salue la précision des registres, et les qualités wagnériennes du chef.
Ce Ring de Stuttgart propose en définitive une lecture originale et éminemment intéressante de la tétralogie. Le résultat est probant, passionnant, parfois très beau. Il ne s’agit pourtant en aucun cas d’une nouvelle référence, parce que les visions qui l’habitent sont trop orientées, difficiles d’accès, et qu’aucune unité ne les relie, puisque même les distributions sont différentes. On ne le recommande pas comme première expérience de l’oeuvre. Nous sommes ici en présence d’une sorte de grand laboratoire, dont ressortent des expériences de premier ordre, qui savent à la fois faire relire certaines lignes profondes du drame et en souligner certains aspects particuliers, afin d’offrir, au final, de nouvelles perspectives à cette oeuvre infinie.
Christophe Schuwey