Cette intégrale de la Somnambule d’après, dit-on, la version autographe de la partition, me semble conjuguer toutes les contradictions de ce que l’on nomme – à tort – le Bel canto romantique et celles de la carrière sinusoïdale de Cecilia Bartoli. Le discours sur l’œuvre est à cet égard aussi erratique que le résultat sonore qui en découle.
On connaissait l’équation médiatique Bartoli = Malibran. Celle qui rêve à présent d’incarner Norma focalise aujourd’hui sur le profil mezzo de la tessiture d’Amina, au nom de la même Malibran et en amont de Giuditta Pasta. Or, s’il est exact que les cantatrices romantiques étaient foncièrement de tessiture mezzo, il est non moins vrai qu’elles n’eurent de cesse de conquérir un aigu et une clarté de soprano. Pasta avait dans sa voix le La grave mais aussi le contre Ré5. Rossini lui avait haussé (et non abaissé) Tancrède en 1822. La transposition vers le grave du rôle d’Amina ne reflète donc pas l’autographe bellinien mais l’adaptation ultérieure aux moyens de Malibran. Bartoli avoue d’ailleurs qu’elle abaisse la tonalité de quatre numéros de la partition. La multiplication des éditions critiques (enregistrement Dessay avec un ténor transposé au ton inférieur contre toute filiation avec Rubini…), des références à un autographe qu’on s’empresse de transposer, tout cela se veut très musicologique mais ne recouvre que facilités opportunistes. Que les chanteurs du 19e siècle aient toujours usé de ces facilités est chose entendue, mais ces derniers ne se réfugiaient pas derrière une prétendue fidélité à je ne sais quelles Tables de la loi…
Même remarque pour le recours aux « instruments d’époque » et au diapason à 430, tarte à la crème du musicalement correct. Concrètement, ce discours débouche sur une prestation peaufinée dans les studios Decca et qui à l’image de ces livres qui vous tombent des mains, me tombe littéralement des oreilles.
Notre « mezzo » d’aujourd’hui se donnait hier comme contralto rossinien avant de se vouer (avec un certain succès) au baroque originel. Le malheur c’est que confrontée à l’esthétique romantique de Sonnambula elle nous sert à la fois les (très vilains) graves de son contralto et les artifices du baroque originel. Or, elle ne possède ni la voix du premier ni la technique du second, pour aborder un emploi étranger à l’un comme à l’autre !
Au demeurant, comme l’a très bien expliqué en son temps un Rodolfo Celletti qui ne s’en laissait pas compter : » le problème est que cette chanteuse « sans voix » est privée de la plus élémentaire technique, ce qu’elle cherche à pallier avec ses incessantes contorsions du col et ses roulements d’yeux, avec pour résultat d’étrangler le peu de voix qu’elle a, ce que les naïfs prennent pour de la virtuosité ». Et Celletti de rappeler que « au 18e siècle baroque il n’existait pas de mezzosoprano mais la fusion (que Bartoli ne maîtrise pas) des deux registres avec pour résultat un instrument de grande extension, capable d’exécuter trilles, passages et gruppi sans contorsions. »
La part faite de l’acrimonie de Celletti contre une artiste qu’il détestait, il reste que l’Amina que l’on nous sert, surcharge sa ligne d’affèteries alla Vivaldi alternant avec des redondances graves alla Cenerentola. Et voila comment notre Amina, pensée par Bellini comme une sylphide aérienne, incorporelle, fluide et transparente, se retrouve maquillée en castrat ampoulé, mâtiné de cette Cenerentola noircie à la cendre.
La cabalette finale est à cet égard exemplaire. Surchargée de variations anachroniques en ces années 1830, plombée par des graves terrifiants, elle couronne une interprétation de bout en bout sophistiquée, aseptisée, relevée de rires et d’accents qui se veulent ingénus ou expressifs et dans lesquels ne se reconnaîtrait certainement pas l’ami et disciple de Chopin.
Aux côtés de cette Amina égarée, un Florez, infiniment plus en règle techniquement et donc plus à même de franchir le pas qui le mène de sa jubilation sonore de contraltino rossinien au chant romantique spianato, legato, affranchi de sa virtuosité post baroque. Si le Duc de Mantoue lui échappait (ne serait-ce que par la tessiture, plus grave qu’il ne l’avait cru), les emplois belliniens ou donizettiens les plus légers sont à sa portée. A condition qu’on ne le place pas comme ici au coeur d’une esthétique d’interprétation tiraillée entre un « baroquisme » hors de propos et une prétention au romantisme qu’un orchestre anachronique vient contrarier à chaque mesure.
Au total, une furieuse envie de retourner vers Callas (mezzo ?) et Bernstein.
Jean Cabourg