Wilhelm Müller a vingt-six ans quand il écrit son cycle de poèmes ; trois ans plus tard, Franz Schubert a le même âge quand il le met en musique. Unanimement on s’incline devant ce qui représente l’un des premiers cycles de mélodie du romantisme allemand ; quatre ans plus tôt, Beethoven composait An die ferne Geliebte. Si la figure de la belle meunière, même en ce dix-neuvième siècle auroral, semble bien éculée après que des bougres tels que Paisiello l’aient adopté comme sujet ou qu’un Goethe l’ait déjà cuisinée à toutes les sauces (Der Edelknabe und die Müllerin, Der Junggesell und der Mühlbach, Der Müllerin Verrat, Der Müllerin Reue,…) le cycle de Müller a gardé toute sa valeur émotionnelle et s’obstine, sans le début d’un halètement, a faire peser sur nos cœurs tout le poids de la nostalgie.
Car c’est en grands frères que Schubert et Müller se penchant sur le jeune acteur du cycle. Car la meunière, elle, n’est qu’un prétexte. La figure centrale est un petit innocent, que les charmes de la terre et l’enchantement des éléments champêtres ne blasent pas encore. Voyez-le découvrir une rivière et s’en émouvoir ou soupirer en direction de la lune, sans mièvrerie ni affect. Voyez-le aussi croire, vivement et fougueusement, en l’amour de la meunière et voyez enfin comme l’inconstance de la belle, partie au bras d’un chasseur, le plonge dans des abîmes de douleur. Et pour contredire Sénèque qui assénait que « les douleurs légères s’expriment, les grandes douleurs sont muettes », Schubert et Müller, les grands frères, mettent des mots et des notes sur l’insupportable calvaire qui emporte leur ami, persuadés que rien ne console un premier amour déçu, sinon la mort ou le temps.
Nathalie Stutzmann, après un Winterreise anthologique et un Schwanengesang nettement moins abouti, se penche enfin sur ce premier cycle de Schubert, celui qui philologiquement semblait lui être taillé sur mesure. Ce timbre, plus ambigu qu’aucun autre, n’était-il pas destiné à épouser les vicissitudes du petit promeneur aux pieds nus ? C’est non en narratrice que la contralto française investit ce cycle mais en comédienne, elle qui se fait tellement rare sur les planches des théâtres, elle que trente-six mille Genevièves de Pelléas ont fatigué de l’opéra, la voilà qui prend sa revanche sur celui-ci en faisant de son récital un épicentre dramaturgique.
Il faut parler de cette voix, exceptionnelle et de cette carrière aussi, longue et constante. Voilà vingt-cinq ans, sinon plus, que cette artiste parcourt le monde, autant d’années qui ne l’ont jamais vues se tromper. Jamais ne l’avons-nous entendue présumer de ses moyens ou de ses forces, jamais ne l’avons-nous entendue contorsionner sa voix pour lui faire porter des rôles inadéquats. Et la voilà intacte, après tant d’années, toujours capable d’étonner et de prendre des risques. Il faut entendre le chant soupiré, éteint, diaphane, pâmé de « Der Neugierige » pour mesurer le génie de cette artiste.
Et Inger Södergren, la mal-aimée en France, celle qui se fait épingler par Diapason, se montre une partenaire de très haut vol. Il faut l’entendre entrainer son amie dans les brumes de sa pédale et l’arrêter – parfois – essoufflée, comme recueillant l’enfant dans des bras maternels et aimants.
Ich sah nach keinem Monde / Nach keinem Sternenschein / Ich schaute nach ihrem Bilde / Nach ihren Augen allein.
Hélène Mante