Etonnant Sigiswald Kuijken, pionnier de la révolution baroque blanchi sous le harnais. Alors que les intégrales de cantates de Bach s’amoncellent pour notre plus grand bonheur : Koopman, Leusink, Suzuki, Gardiner, le chef se lance dans une sélection de cantates correspondant à une année liturgique. Surtout, il soutient désormais la théorie exprimée par Joshua Rifkin puis Andrew Parrot (chaudement débattue entre musicologues) selon laquelle les chœurs étaient en réalité confiés aux solistes doublés par quatre ripénistes. Ce choix interprétatif confère dès lors aux passages choraux une légèreté et une transparence nouvelles, transformant le contrepoint en dentelle. On laissera les lecteurs se plonger dans le très intéressant double livret qui décrit avec minutie l’approche de Kuijken à la fois sur les « cellules rythmiques » des textes, les solistes et les instruments graves (violone, basse de violon, violoncello da spalla).
Le résultat de ces doctes cogitations est proprement superbe et offre une vision d’une vitalité et d’une originalité confondantes. Disons le tout net avant de péniblement tenter d’expliquer nos débordements enthousiastes, la lecture de Kuijken compte parmi les plus jouissives qu’il nous a été donné d’entendre récemment. Mais il s’agit d’un parti-pris très personnel, et que nous ne conseillerons pas à tous, dans la continuité des interprétations des débuts de la révolution baroque. Expliquons-nous.
Dès les premières notes, on se régale d’une direction bondissante, très « harnoncourtienne vintage » dans sa façon d’écourter les valeurs et d’introduire une sautillante pulsation au niveau de la basse continue, sans pour autant trop hacher le discours. L’atmosphère d’ensemble est douce, chaude, moelleuse sans être alanguie. On imagine un petit angelot joufflu bondissant de nuages en nuages… Il règne au long de ces trois cantates une joie non dissimulée, désarmante de franchise. Avouons-le, il nous a fallu du temps pour passer le disque intégralement sur notre platine tant l’air « Gott ist gerecht in seinen Werken » (plage 5 de la BWV 20) est entraînant, et oblige une écoute en boucle. Les tempi vifs, sans excès, s’avèrent simples et dansants, et permettent aux instrumentistes de la Petite Bande de dévoiler des timbres multicolores. Là encore, Kuijken n’a rien renié de ses débuts, et c’est tant mieux : on avait de plus en plus l’habitude d’entendre des instruments baroques aseptisés, lisses, justes et froids. Et bien non. Les hautbois grainés laissent librement s’épancher leur verdeur cancanante, l’excellente basse continue pique les notes avec une brusque fermeté qui ne craint pas quelques grincements, les cuivres rutilants et martiaux viennent ponctuer les chœurs avec fierté. L’auditeur se réjouit de ces sons décomplexés et désuets, que Kuijken a volontairement laissé. Le chef aurait pu faire corriger les problèmes d’intonations et les sons bouchés, mais la spontanéité de l’enregistrement en aurait souffert et l’on savoure ces « scories » comme les pépins d’un raisin bio.
Les solistes sont homogènes, et se plient à merveille à ce style très déclamatoire. Là-encore, cette scrupuleuse attention portée aux accents, cette manière hiératique de scander les syllabes ne s’était pas vraiment retrouvée depuis l’intégrale mythique d’Harnoncourt Leonhardt. On leur reprochera peut-être d’être des « demi-voix » baroques, dont on devine qu’ils ne sont pas dotés d’une grande projection quoique cela soit évidemment difficile à apprécier au disque. Siri Thornhill laisse admirer des aigus limpides et une émission très précise (« Herr, der du stark und mächtig » BWV 2), Petra Noskaiova un timbre rond. Christoph Genz, sensible et élégant ne parvient pas à faire oublier le grand Kurt Equiluz mais délivre une prestation de qualité. Enfin, Jan van der Crabben possède une voix veloutée et chaleureuse, très enveloppante. On ne trouvera pas ici de soliste-phare mais une petite équipe soudée, renforcée dans les chorals et chœurs par quatre autres artistes dont les timbres fusionnent avec souplesse.
En guise de conclusion, les nostalgiques du temps d’Harnoncourt-Leonhardt 70’s se précipiteront sur cette lecture qui en reprend les charmes, tout en évitant les écueils des voix d’enfants et d’une direction trop saccadée. Les partisans d’OVPP (one voice per part) se précipiteront sur cette lecture qui démontre avec conviction et brio qu’une telle théorie demeure musicale et apporte une lisibilité nouvelle au contrepoint. Et tous les autres seraient coupables de ne pas goûter aux plaisirs si simples et délicieux de la chaire.
Viet-Linh NGUYEN