« Il n’y a pas de chemin, il n’y a qu’à cheminer »… Et si nous acceptions l’invitation, lancée par Jean-Philippe Goude à la plage 6 de son dernier album « Aux solitudes » ? Le compositeur la formule en espagnol (« No hay camino, hay que caminar ») car elle fut inscrite à l’origine sur l’un des murs du monastère de Tolède. La phrase a par ailleurs beaucoup marqué Luigi Nono ; nous sommes en bonne compagnie.
Si nous acceptions donc pour une fois d’emprunter d’autres voies que celles de l’opéra, tel que nous l’aimons, sanglé dans ses habits d’or et de pourpre, empêtré dans ses harnais de convention ; si nous voulions bien quitter un instant nos oripeaux lyriques. Si nous ouvrions les yeux sur d’autres horizons…
Jean-Philippe Goude a goûté à tous les genres – ou presque – avant de composer : le piano classique d’abord puis, passés les riffs de guitare qui cinglent alors l’adolescence – Jimi Hendrix, Led Zeppelin, Pink Floyd – la pop musique, le blues anglais et noir américain, le flamenco… De cette période, « Aux solitudes » hérite le concept d’album, la façon d’aligner les titres comme des courtes pièces séparées, des « chansons » qui mises bout à bout sur la galette, forment un univers en soi. Ici, quinze plages délimitent le territoire, les plus abstraites, jusque dans leur nom (« Prologomène I », « Prologomène II », « Prologomène III », « De la consumation »), se chargeant de faire le lien à coups de bruitages et de synthétiseurs comme au bon vieux temps de Dark side of the moon.
En 1985, après avoir écumé les zones arides de la variété, composé des génériques de pub et d’émissions TV, participé au succès de Mistral gagnant, l’album de Renaud, en tant qu’arrangeur et réalisateur, Jean-Philippe Goude remet tout en cause et décide d’écrire sa propre musique. Un premier CD, « De anima », vient concrétiser son désir – nous sommes en 1992 – puis un deuxième, trois ans après, et ainsi de suite. « Aux solitudes » est le cinquième.
Au fil des albums, les mêmes musiciens se retrouvent lors des séances d’enregistrement et finissent par former un ensemble qui prend naturellement le nom du compositeur. Quintette à cordes, piano, mandoline, onde Martenot… Ils sont les mieux capables de dompter les rythmes complexes et de brocher les sonorités d’une musique toute personnelle, au confluent de plusieurs styles, simple, abordable à la manière du rock ou de la pop et savante à l’égal des compositions dites contemporaines. Les noms de Paul Meyer ou de Bruno Fontaine, venus ici prêter leur concours le temps d’un morceau ou deux (« Là ou les mots nous laissent », « Aux solitudes »), sont sinon un gage de qualité, du moins une preuve de reconnaissance.
Si, maintenant que nous avons fait la connaissance de Jean-Philippe Goude, nous partions à la découverte de ses paysages sonores, qui ne nous sont pas si étrangers puisqu’ils plongent leurs racines dans nos terres nourricières : romantiques – Beethoven, Mahler, Schubert, Schumann, Wagner – modernes pour les plus intrépides d’entre nous – Adams, Berg, Britten, Boulez, Dusapin, Glass, Pärt, Fauré, Ravel, Messiaen, Satie, Webern – et même baroques – Bach, Dowland, Lully, Rameau et Purcell. Le titre de l’opus, Aux solitudes, est d’ailleurs un clin d’œil au compositeur de King Arthur, on l’avait noté. Pourtant, ce n’est pas lui que l’on croise au détour du chemin mais le plus entraînant de ses homologues, Antonio Vivaldi, dont la plage 14 – « le diverti se ment », encore un jeu de mot – emprunte à l’allegro de « L’Automne » dans Les quatre saisons. Mais plus encore que le Prêtre roux, les ecclésiastes de la musique répétitive – Steve Reich, Philip Glass, John Adams – se chargent ici d’officier à travers les sonorités étranges et les thèmes obstinés qui habitent la plupart des pièces. Entrelacés les uns aux autres, ils définissent dans les morceaux les plus aboutis (« Market Diktat song », « L’homme dévasté »…) une polyphonie et une polyrythmie qui figurent l’essentiel des décors. Dire qu’il s’agit là de ceux dans lesquels nous nous plaisons à flâner, non car suintants d’un désespoir adolescent qui n’est plus le nôtre avec ses visions morbides, ses angoisses, ses interrogations, ses révoltes, et en même temps sa juvénile insouciance ; trop rock dans le fond.
Cette promenade, à vrai dire, nous ne l’aurions pas entreprise si nous n’avions pas été assuré de rencontrer à un moment où un autre le seul instrument qui permette à une œuvre de se dire lyrique : la voix. Non pas celle des récitants (Laurence Masliah et Jean-Philippe Goude lui-même qui, en hommage à Einstein on the beach, chuchotent des mots sur quelques plages) mais le timbre incarné du contre-ténor, Paulin Bündgen, et celui, étrangement similaire d’Isaure Équilbey, présentée ici comme soprano quand sa couleur et son répertoire – Hélène (Offenbach), Hansel (Humperdinck), L’enfant (Ravel) – laissent plutôt entendre un mezzo. Au premier des deux chanteurs revient la part belle, deux pistes sur trois : la mélodie méditative de « A nos rêves évanouis » sur un piano détaché à la Erik Satie qui, mettant la voix à nue, dévoile sa chair palpitante, et surtout «Embarqués dans les pentes », manifeste dont s’empare la vocalité ardente de Paulin Bündgen jusqu’à le rendre brûlant. « Aux solitudes », la pièce éponyme de l’album, n’offre pas à Isaure Equilbey les mêmes opportunités sauf à penser que l’écorchure et les incertitudes sont le fait d’une volonté interprétative qui atteindrait son point culminant dans la dernière phrase « Solitudes, ô Solitude », lâchée comme une plainte.
Si, pour finir, nous laissions de côté tout le discours qui accompagne trop souvent la création contemporaine – non pas le texte de Guy Darol, dont on peut lire un extrait sur le site de Jean-Philippe Goulde ; remarquable, il réussit à être lyrique tout en restant explicite – mais le salmigondis que l’on nous sert là aussi (1) et qui décourage plus qu’il ne motive les troupes. Et si, pour mieux écouter, nous marchions en silence …
Christophe Rizoud
(1) pour preuve, une phrase prise au hasard dans le texte qui explique le choix du titre : « La solitude active au contraire est ce cheminement intérieur qui seul pourra nous dévoiler ce que nous sommes, notre complexité, notre vulnérabilité et ainsi mieux nous accepter; toutes conditions indispensables à la découverte et à la prise en compte de l’autre. La solitude demande aussi son lot d’initiative et d’audace. L’individualisme, son contraire, n’est qu’une fuite. C’est le déni de soi. »