Entre la pêche (Melba) et la poire (Belle Hélène), on passera vite sur les inévitables jeux de mots pour se réjouir du premier enregistrement mondial d’Hélène, poème lyrique de Camille Saint-Saëns créé à Monte-Carlo le 18 février 1904 par la fameuse cantatrice Nellie Melba.
L’œuvre donne en une heure un aperçu de l’art du compositeur dans les années 1900. Le musicien fut prolixe mais sa production lyrique est aujourd’hui peu connue et exploitée. Sur la petite quinzaine d’opéras inscrits à son catalogue (1), seul Samson et Dalila figure encore au répertoire.
Avec Hélène, Camille Saint-Saëns prend enfin sa revanche sur Jacques Offenbach, coupable d’avoir tourné le mythe en ridicule avec le succès que l’on sait. Selon lui, Hélène n’est pas une femme amoureuse dont la chute prête à rire ; elle est la victime tragique de Vénus, utilisée par la déesse à seule fin de servir sa gloire.
En même temps qu’il règle ses comptes avec Jacques Offenbach, Saint-Saëns tente de se démarquer d’une autre référence, tout aussi incontournable à l’époque : Richard Wagner. Mais en marchant sur ses brisées plutôt qu’en le prenant à rebours. Ainsi, à l’exemple du maître de Bayreuth, il entreprend lui-même l’écriture du livret qu’il rédige en 12 jours lors d’un séjour dans l’oasis d’Ismaïlia au milieu de l’isthme de Suez – nous sommes en février 1903. Le fervent helléniste qui, enfant, étudia Homère, Ovide et les autres, n’a aucun mal à ériger en vers les colonnes doriques d’une histoire simple et bien connue : Hélène, échappée du palais de Ménélas, tente de résister à l’amour qu’elle éprouve pour Pâris. Elle songe au suicide quand Vénus intervient : inutile de résister à sa toute puissance. D’ailleurs voici Pâris qui la rejoint et l’adjure à son tour de succomber. Pallas a beau révéler aux amants épouvantés les conséquences de leur acte – la destruction de Troie et le massacre de ses habitants – rien ne peut empêcher Hélène de s’enfuir au bras du fils de Priam.
Musicalement, l’influence wagnérienne se fait aussi sentir à travers certains thèmes : ici un motif qui évoque le feu dans Die Walküre, là l’apparition de Pallas dont plus d’un commentateur a relevé la similitude avec celle de Brünnhilde à l’acte 2 du même ouvrage, etc. On note aussi dans le même ordre d’idée la place dévolue à l’orchestre, les chromatismes de la partition, la maîtrise du contrechant, le traitement vocal à la manière d’un récitatif, la continuité du discours musical … Bref une bonne partie de l’héritage wagnérien auquel puisent largement à l’époque la musique en général et la musique française en particulier.
La structure de l’ouvrage s’inscrit dans une autre tendance qui, en réaction cette fois à la verbosité wagnérienne, préfère resserrer le drame en un seul acte – ici, sept scènes et 4 tableaux (2).
Le résultat laisse circonspect sans que l’interprétation, magnifiée par une prise de son SACD, ne puisse être vraiment mise en cause. La direction de Guillaume Tourniaire sait souligner comme rarement les raffinements d’une orchestration luxuriante – le point fort de la partition – sans perdre de vue les enjeux du drame. La prononciation française des chanteurs, bien que tous anglophones, autorise à se passer du livret pour suivre le texte. Les timbres différenciés dessinent précisément les personnages, des teintes sombres de Zan McKendree-Wright, tragique Pallas, à la pulpe légère de Leanne Kenneally, narcissique et sensuelle Venus, en passant par l’enthousiasme juvénile de Steve Davislim, Pâris conforme à l’image qu’on se fait du Priamide, enjôleur, séduisant, amant irrésistible à la virilité contestable.
A Rosamund Illing, gloire locale à laquelle le label Melba Classics confia déjà il y a une dizaine d’années l’enregistrement d’airs d’opéras de Massenet, revient le rôle titre, le plus lourd évidemment, et la dure tâche de reprendre un flambeau qui fut spécialement conçu à la mesure – exceptionnelle – de Nellie Melba (3), soprano colorature mais aussi grande tragédienne si l’on en croit le profil vocal d’Hélène, plus proche de Didon ou de Cassandre (Berlioz) que de Lakmé. De la diva australienne, célèbre au point d’avoir inspiré au chef cuisinier Escoffier la création d’un dessert, Rosamund Illing partage la nationalité. C’est à peu près tout car l’âcreté de la voix semble bien éloignée de la souplesse et la pureté décrites par ceux qui commentèrent l’art de la Melba. Restent le ton et l’étendue de la tessiture qui, à eux seuls, ne suffisent pas à représenter la plus belle femme du monde.
Serait-ce la raison pour laquelle, malgré plusieurs écoutes, on a du mal à tomber sous le charme de cette Hélène ? Non, pas uniquement car il faut bien reconnaître que la partition souffre d’un défaut d’inspiration malgré les qualités d’orchestration déjà relevées et malgré la science de l’écriture. Il lui manque le souffle qui porte l’écoute, la mélodie qui asservit l’oreille, la sensualité qui inonde par exemple le duo de Samson et Dalila, la moiteur orientale… Les arabesques conviennent décidément mieux au compositeur de La danse macabre que l’ordre classique.
On en veut pour preuve Nuit persane, une cantate pour ténor, contralto, narrateur, chœur et orchestre enregistrée en complément d’Hélène, témoignage d’un temps – 1892 – où l’engouement du public se portait le dimanche après-midi vers des mélodies avec accompagnement symphonique. Défendue par la même équipe (Steve Davislim, Zan McKeendree-Wright, Guillaume Tourniaire et l’Orchestra Victoria auxquels s’adjoint Amanda Mouellic, remarquable de discrétion en récitante) avec la même classe et le même engagement, elle révèle les mêmes trésors sonores et le même art de la composition mais avec une autre éloquence. Quand Hélène est affaire de curiosité, Nuit persane, elle, touche à l’essentiel, du moins en musique : le plaisir
Christophe Rizoud
(1) 13 exactement si l’on en croit Wikipedia : La Princesse jaune (1872) ; Le Timbre d’Argent (1877 ; nouvelle édition en 1913) ; Samson et Dalila (1877) ; Étienne Marcel (1879) ; Henry VIII (1883) ; Proserpine (1887) ; Ascanio (1890) ; Phryné (1893) ; Frédégonde (1895 ; achèvement de l’œuvre d’Ernest Guiraud) ; Les Barbares (1901) ; Hélène (1904) ; L’Ancêtre (1906) ; Déjanire (1911).
(2) Richard Strauss avec Elektra et Salomé, deux sujets également antiques et, à quelques années près, contemporains d’Hélène, portera la formule à son apogée.
(3) Soprano colorature australienne née le 19 mai 1861 à Richmond, morte le 23 février 1931 à Sydney, Nellie Melba, de son vrai nom Helen Porter Mitchell, fit ses débuts internationaux en 1887 au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles en interprétant Gilda (Rigoletto). Jusqu’en 1926, elle chante dans les principaux opéras d’Europe et des États-Unis, notamment à Covent Garden et au Metropolitan Opera, où elle excelle en Lakmé, Marguerite (Faust de Gounod), Violetta (La Traviata), Mimi (La Bohème)…