A l’heure où, en France, le débat sur l’audiovisuel public fait rage, voici que Decca nous offre une livrée de productions de la télévision publique anglaise, la célèbre BBC, toutes avec Britten et/ou Peter Pears : Peter Grimes, Winterreise, Idomeneo et donc, ce Billy Budd, première réalisée des quatre (1966) et la seule tournée en noir et blanc.
La BBC avait alors mis les moyens : une superbe réplique d’un navire de guerre XVIIIe., qui ne sent pas trop le neuf et l’artificiel (certaines parties sont même joliment « vieillies »), occupait un studio tandis que l’orchestre en occupait un autre, attenant au premier. Le son était diffusé sur le plateau de tournage et les interprètes chantaient en direct avec un assistant qui reproduisait la battue du chef.
Voilà une solution ambitieuse (au sujet de laquelle Britten fut au départ très sceptique) qui nous évite les désagréables décalages des films-opéras tournés en play back. Surtout, on reste pantois devant le naturel des chanteurs dont on ne surprend qu’à d’exceptionnelles occasions le regard jeté au fameux assistant, ce qui est un véritable exploit quand on sait la complexité de l’écriture de Britten… Admirons par ailleurs la réussite de la prise de son, qui ne dut pas être une mince affaire vus les multiples recoins du navire où se place l’action…
Britten fut tellement convaincu par le résultat qu’il composa par la suite un opéra pour la télévision, Owen Wingrave (commande de la BBC, cela fait rêver…).
Certes, le son est monophonique et l’on souhaiterait parfois davantage d’ampleur et de présence, par exemple pour l’attaque du navire français au début de l’acte II ou le très bel interlude avant l’exécution de Billy. On ne peut cependant faire plus le difficile devant la splendeur de l’interprétation tant visuelle qu’auditive.
Filmée en studio donc, la production arrive à faire oublier l’absence de l’eau par des plans habiles, une caméra imaginative parfois lourde de sous-entendus (Claggart filmé en contre-plongée par exemple, ce qui en rajoute dans sa présence écrasante et maléfique, ou Vere filmé au plus près, comme pour cerner le personnage). On souhaiterait cependant parfois que ce bateau soit moins statique et qu’il tangue ne serait-ce qu’un peu tandis que le fog en surimpression d’image eut été remplacé par des fumigènes, mais ce sont là bien peu de choses.
La réalisation est due à Basil Coleman, le metteur en scène de la création de Billy Budd à Covent Garden et il est assez miraculeux qu’un metteur en scène d’opéra réussisse à ce point une réalisation télévisée (même avec une expérience à la télévision canadienne de 10 ans nous dit la notice). La caméra des plus fluides, les déplacements des personnages parfaitement réglés et cadrés, la remarquable alternance des plans sont dignes d’un long-métrage. Il suffit de voir par exemple les premières minutes du premier acte, avec sa grande activité sur le pont du navire, pour mesurer l’exemplarité et la perfection de la réalisation.
La réussite est tout aussi exemplaire du côté de la musique avec une distribution proche de la perfection et qui diffère peu de l’enregistrement audio réalisé deux ans plus tard sous la direction de Britten.
Même si son âge (56 ans) se fait un peu sentir, on retrouve avec immense bonheur Peter Pears en Capitaine Vere, écrasant de présence et crevant l’écran de bout en bout. Il sait faire passer toute la bonté de son personnage mais aussi la complexité et la souffrance qui le torturent. Les regards qu’il lance vers la caméra au Prologue vous saisissent et semblent vous happer. L’art du chanteur et du diseur n’est plus à démontrer. Cependant, comment ne pas mentionner ses monologues qui encadrent l’action (Prologue et Epilogue), où l’on reste confondu devant tant d’art, le tout sous l’apparence de la simplicité. Grandiose.
Le Claggart de Michael Langdon est tout aussi prenant et réussi. Stature glaçante, acteur fin qui n’en rajoute pas, voix noire et tranchante parfaite pour le rôle.
Le Billy Budd de Peter Glossop est plus convaincant à l’oreille qu’à l’image, du moins si on le compare au créateur du rôle, Theodor Uppman (filmé par la NBC) ou aux autres chanteurs qui ont marqué le rôle comme Bo Svokhus, Thomas Hampson, Rodney Gilfry ou Simon Keenlyside. Il lui manque en effet la beauté physique et l’aura nécessaires, la jeunesse aussi. Il n’est pas un ange rayonnant mais un simple marin sympathique. Une dimension indispensable du personnage est donc absente de ce Billy. La voix est peut-être un peu lourde pour le rôle, mais le chanteur s’en tire vaillamment et sait rendre son personnage attachant.
Le reste de la distribution ne souffre d’aucune faiblesse et rassemble de remarquables chanteurs comme le M. Redburn de John Shirley-Quirk ou le novice de Robert Tear qui chanta plus tard le Capitaine Vere. On ne peut s’empêcher de noter au passage la similarité de voix de ces ténors anglais (Pears, Tear, Landgridge, Banks…) dont l’absence de séduction du timbre est toujours compensée par une intelligence du chant et une puissance de l’incarnation qui rendent leurs prestations souvent magistrales…
Les chœurs sont quant à eux très bons.
Curieusement, Britten avait cédé la baguette à Charles Mackerras (sans doute pour être présent sur le plateau du tournage) qui s’avère passionnant et efficace dans cette partition somptueuse pour l’orchestre. Le sens de la narration et le souffle que réclame l’ouvrage sont parfaitement rendus. Mackerras a su visiblement galvaniser un London Symphony Orchestra auquel manque parfois un peu de rondeur mais dont la prestation reste de haut vol.
Un DVD magistral donc, sans doute un des « must » du film-opéra, à compléter avec la lecture de la nouvelle de Melville (on mesure alors combien l’opéra de Britten, même si l’adaptation est réussie, paraît un peu « simpliste » en certains aspects) et la vision du superbe film de Peter Ustinov – tourné, lui, intégralement sur l’eau – avec ce qui reste sans doute l’incarnation la plus marquante de Billy Budd, le tout jeune Terence Stamp, figure angélique inoubliable.
Pierre-Emmanuel Lephay