Avant d’être orchestré en 1877, le célèbre Stabat Mater d’Antonín Dvořák fut conçu pour solistes, chœur et piano. En réalité, l’histoire de l’oeuvre comporte deux phases distinctes : la conception de la version avec piano, suite au décès de Josefa, fille du compositeur (le 21 septembre 1875) et l’orchestration, commencée quelques semaines après la mort des deux autres enfants de Dvořák, Růžena et Otokar, trépassés respectivement le 13 août et le 8 septembre 1877. C’est dans cette seconde mouture, plus développée, que l’œuvre fut crée à Prague le 23 décembre 1880 et éditée par Simrock en 1881. La version originelle, qui ne fut probablement jamais exécutée du vivant du compositeur, est ici enregistrée pour la première fois dans une reconstitution minutieuse de Miroslav Srnka1.
Ce Stabat Mater est, avec le Deutsches Requiem de Brahms, une des œuvres religieuses « mortuaires » les plus douloureuses et poignantes de l’histoire de la musique. Laurence Equilbey a déjà enregistré la pièce de Brahms sous sa forme « réduite » pour deux pianos, solistes et chœur (Naïve classique) et s’attaque aujourd’hui, en première mondiale donc, à la version originelle de ce Stabat Mater. Logiquement, serait-on tenté de penser, tant tout cela semble naturel.
Certes, quelques détails peuvent « déranger » : la prononciation approximative de certains mots par les solistes ou un chœur (parfait !) que certains jugeront trop marmoréen. Mais il serait difficile de trouver une direction plus sincère, dosée et équilibrée que celle d’Equilbey dans ce type de répertoire. Même si on eut préféré un Pavol Breslik un peu moins « opératique » dans certains passages, les solistes s’intègrent parfaitement à l’ensemble, trouvant une juste place dans cette vision très émouvante d’une œuvre qui ne demande même pas d’être comparée à sa version ultérieure tant elle se suffit à elle même.
Soulignons également la remarquable prestation de Brigitte Engerer qui, non contente d’accompagner les solistes et le chœur, commente, souligne et met en valeur les parties vocales tout en révélant une somme de détails subtils de l’accompagnement instrumental. Son sens de la polyphonie est également digne d’éloges, preuve en est l’introduction du premier mouvement, absolument saisissante. Une version qui n’a pas besoin d’effectifs orchestraux surpuissants pour impressionner. On ne peut s’empêcher de frissonner à l’écoute de ce disque tout en intimité et en retenue. Si l’on peut disserter sans fin sur la subtilité des éclairages jetés sur cette musique qui oscille entre plusieurs genres (oratorio, lied et, dans une certaine mesure, opéra), seule l’audition peut induire l’émotion pure que prodigue cet enregistrement unique. A recommander très chaleureusement.
Nicolas Derny
1. Reconstitution faite d’après le manuscrit du compositeur et publiée par les Editio Bärenreiter Praha.