Les Chichester Psalms ont été programmés à Saint-Etienne bien avant que la Russie n’envahisse son voisin. En nous rappelant que les parents de Leonard Bernstein étaient juifs ukrainiens, le concert de ce soir accède à une autre dimension. Ecrite en hébreu, comme Kaddish, dont le texte avait été illustré auparavant par le compositeur (après Ravel, dès 1914), la pièce avait été commandée par le Révérend Walter Hussey, de la cathédrale de Chichester, dont la tradition musicale remontait à la Renaissance (Thomas Weelkes). Chaque été les chœurs de cette dernière s’unissaient à ceux de Winchester et de Salisbury pour un festival. La création intervint en 1965, sous la direction de Bernstein, après que ce dernier l’ait donnée à New York, dans une autre configuration. La partition précise que « les parties de soprano et d’alto ont été écrites dans l’esprit de voix d’enfants. Mais il est possible, voire préférable d’y substituer des voix de femmes ». C’est ce que nous écoutons ce soir, dans le respect de ces indications, puisque la partie d’alto du second mouvement est confiée à une voix d’enfant, et celles des solistes à des artistes du chœur.
Chaque mouvement est fondé sur l’intégralité d’un psaume, auquel sont combinés quelques versets d’un autre. L’ingénieux agencement des textes, leur combinaison en miroir génèrent une composition musicale dense, riche en contrastes, dont la force expressive dépasse le cadre religieux pour atteindre à l’universel. Construite sur le psaume 100, futur Jubilate de l’Eglise, la première partie est puissante, majestueuse, d’une vie rythmique intense, liée à la métrique comme aux accents irréguliers. Le 7 temps, riche et équivoque, qui ouvrait l’Invocation de Kaddish, joue ici un rôle essentiel. Les sept percussionnistes requis donnent une vigueur inaccoutumée à cette page sur laquelle plane l’ombre de Stravinsky (*). Le passage où le marimba, la percussion, s’en donnent à cœur joie sur les pizzicati des cordes avec les sourdines des trompettes est proprement inouï. Le petit berger – sans doute David enfant – qui chante la deuxième partie est naturellement présenté avec la harpe (Ps. 23). Ethéré, lyrique, frais et fragile, le chant de la jeune Justine Nicota (de la Maîtrise de la Loire) correspond idéalement aux attentes. Les sopranos, divisées, qui en reprennent la mélodie, présentée en canon, s’accordent fort bien à ce climat serein, méditatif, souriant. Il est brutalement interrompu par les hommes, dans un allegro feroce, vindicatif, belliqueux. Mais le retour du canon par les voix élevées rétablira progressivement le calme attendu. Le troisième volet, introduit par une belle page orchestrale, fait chanter le chœur sur une métrique singulière (2 + 3 temps). Confiant (peacefully flowing), d’une plénitude rare, c’est une splendide aspiration à la paix (Ps. 131), qui s’achève à l’unisson par un triple piano, après la félicité d’un passage a cappella d’une suprême élévation. Préparé par Laurent Touche, le chœur confirme son excellence dans une partition dont la difficulté est de toute autre nature que celle de la suivante.
Merci, donc, au Chœur lyrique, à l’orchestre Saint-Etienne Loire et à l’Opéra d’avoir couplé ces deux œuvres, distantes de deux siècles. Le Requiem de Mozart, mobilisant le plus large public aura permis à nombre d’auditeurs de découvrir cet autre chef-d’œuvre.
Est-il un autre qui s’accommode avec un égal succès à tous les traitements ? Chacun attend les premières notes de l’Introït, familier de son écoute ou de son chant. Les tempi, le caractère et les couleurs, les équilibres, le modelé et l’articulation des chœurs, des solistes vedettes faisant leur numéro, ou habités par le texte ? Voilà les questions qui nous assaillent chaque fois que ce Requiem est programmé. Comme pour les Chichester Psalms, sans les harpes ni l’abondante percussion, une centaine d’interprètes, également répartis entre chanteurs et instrumentistes, vont nous délivrer le message attendu. Là réside une première difficulté : les cordes, surabondantes (33), déséquilibrent tant l’orchestre (pauvres clarinettes et bassons noyés dans ce flot) que le chœur, à de rares exceptions près. La direction adopte des tempi dignes de Currentzis, c’est-à-dire très soutenus, d’une dynamique constante. Le résultat relève d’un romantisme quasi expressionniste, qui fait son effet, mais laisse dubitatif. Autant avait été appréciée la direction précise, forte et lyrique de Giuseppe Grazioli dans Bernstein, autant elle interroge maintenant. Dès cet Introit, les chanteurs semblent manquer d’assurance, l’attention du chef étant davantage focalisée sur l’orchestre que par une gestique claire à leur endroit. La fugue du Kyrie est en place, mais semble timorée. Le Dies irae éclate, pris au pas de charge. Le Tuba mirum est introduit par un trombone moderne, dont la rondeur et la plénitude séduisent plus qu’ils n’annoncent le Jugement dernier. Les solistes n’ont plus à faire leurs preuves, tous déjà appréciés à l’occasion de productions lyriques, à commencer par Guihem Worms, puissante basse, sonore. Clémence Barrabé, soprano, se distingue par sa pureté d’émission et son aisance, Anne-Lise Polchlopek, davantage mezzo qu’alto, et le ténor Sébastien Droy servent fort bien leur texte, dans une écoute mutuelle. Le Rex tremendae, éclatant, balaye toutes les réserves, avec un Salva me lyrique à souhait. Le Recordare est servi remarquablement par les solistes. Le recueillement fait défaut au Lacrymosa, quasi valsé (avec quelques applaudissements inattendus). Du Domine Jesu, aux beaux modelés, accentué, on retiendra la superbe fugue (Quam olim Abrahae), qui réapparaîtra au Sanctus. Majestueux, imposant, son Hosanna est pris avec fébrilité, ce qui en altère les traits. Les solistes femmes confondent leurs voix de façon admirable dans le Benedictus. Quant à l’Agnus Dei, la précision des Dona eis pacem est incertaine, la gestique appropriée ayant été omise.
Le Requiem, œuvre chorale par excellence, nécessite une constante attention du chef à l’endroit du chœur. Malgré de beaux moments et ses qualités reconnues comme sa préparation attentionnée, ce dernier n’a pas toujours été en mesure de donner le meilleur de lui-même, faute de précision, de respiration, et de tempi qui ne ménagent pas suffisamment la dimension spirituelle. On retiendra donc ce concert pour la pleine réussite des Chichester Psalms.
Les applaudissements soutenus d’une salle acquise ou conquise valent un bis, la reprise du Cum sancto spiritu.
(*) L’enregistrement que Bernstein en réalisa à New York est couplé avec la Symphonie de psaumes et le Gloria de Poulenc (CBS).