S’il fallait réfléchir à ce qui rompt la monotonie quotidienne – à ce qui donne du relief à l’expérience – je pourrais spontanément citer deux choses (outre les prestations lyriques d’Arielle Dombasle, désormais bien connues de nos lecteurs) : Joyce DiDonato – musicienne somptueuse et personnalité lumineuse – et, d’une manière générale, la découverte de nouvelles choses. Pour ce qui nous concerne ici, je me limiterai à la découverte de nouvelles pièces dans le répertoire lyrique. Le moins que je puisse écrire, c’est que tout justifiait donc que je me rue à l’auditorium de radio France jeudi dernier, le 23 février 2023. Quelle veine.
En février 2012, Joyce DiDonato assure la création mondiale de Camille Claudel : Into the Fire du compositeur américain Jake Heggie, sur un texte de Gene Scheer. La pièce est alors accompagnée par un quatuor (ce caractère intimiste convient parfaitement à l’œuvre). En 2015, le compositeur remanie l’œuvre et l’orchestre (lui donnant ainsi une dimension dramatique plus directement marquée, ce qui convient également parfaitement à l’œuvre). En 2023 – jeudi dernier – Joyce DiDonato, Pierre Bleuse et l’Orchestre National de France créent l’œuvre en France, là où le drame s’est joué ; là où Camille Claudel et Rodin se sont aimés ; là où Camille Claudel a tant souffert.
Je passerai rapidement sur les deux pièces encadrant le Camille Claudel. La première parce qu’elle a fait l’objet de choix musicaux qui ne convainquent pas. L’ouverture de Candide (1956) de Bernstein est donnée de manière caricaturale. C’est abordé comme le plus mauvais Verdi, faisant passer Bernstein pour un va-t-en-guerre (à bien y réfléchir, ce n’est peut-être pas absurde dans le contexte de Candide). Tout est trop marqué et lors de l’exposition du grand air de Cunégonde, alors que la musique devrait filer, elle est retenue et on est frustré. Mais ce ne sont que des choix car il est certain que Pierre Bleuse tient remarquablement son orchestre. On aurait aimé plus de subtilité et une lecture plus globale (et non par cellules particulièrement saillantes qui se succèdent, en accentuant souvent trop les cuivres et les percussions). La deuxième pièce, Harmonielehre (1984) d’Adams, est dingue (c’est l’adjectif qui me vient spontanément). En trois mouvements, on passe de l’écriture minimaliste aux élans du romantisme, et retour. On entend Mahler et Debussy, un peu Glass et Schoenberg aussi. Mais c’est de musique vocale dont j’aimerais parler.
Camille Claudel © DR
Camille Claudel : Into the Fire est un cycle en sept numéros et un prélude. Le jour où elle doit être emmenée à l’asile, Camille Claudel s’éveille et passe parmi ses sculptures, manière de repasser à travers toute sa vie. Elle voit bien sûr Rodin qu’elle a aimé, avec qui elle a travaillé, avec qui elle aurait pu avoir un enfant et être heureuse. Si elle n’avait pas été forcée d’avorter, si elle n’avait pas été écartée, si elle n’avait pas été internée contre son gré (on a bien sûr en tête la terrible image de Suddenly Last Summer, où l’internement est une façon « douce » de placer une jeune femme hors du monde). D’emblée Joyce DiDonato est une Camille Claudel touchante, vibrante, pleine de vie, c’est-à-dire de désespoir, hantée par le passé. On connaît sa voix pleine de velours et de dentelle, parfois un peu plus dure lorsque certaines consonnes sont placées à l’avant du palais. Le texte est remarquablement exploité et on pourrait presque identifier une couleur ou un caractère pour chaque mot.
Le deuxième numéro, La Valse, autorise quelques ports de voix (quand on danse bien, on glisse). Après avoir exprimé tous les tourments que la danse implique (car Every dance of love is mingled with regret), Claudel touche l’inquiétude qui rend la sculpture si proche de la vie elle-même. La question se pose en effet de la même manière : Is it spirit ? Is it flesh ? Le mouvement de la matière, et celui de la danse comme de la vie, est-il spirituel ou charnel ? Et lorsque Joyce DiDonato prononce flesh (chair), on entend le drame qui s’est joué lorsque Camille Claudel a été atteinte au plus profond de la sienne. Lorsqu’elle fut contrainte d’avorter. Ce flesh est léger et suspendu mais à la fois toujours plein, prêt à se répandre.
Shakuntala, le troisième numéro, permet à la mezzo d’exposer ses possibilités vocales. Le numéro s’ouvre sur des graves amples et chauds et lorsque, dans ce qui ressemble à un délire, elle imagine pardonner, elle donne à forgive sa pleine dimension : en chantant « forgive him utterly », DiDonato place le forgive très bas, il est en fait carrément guttural. Quand elle imagine pardonner, c’est le drame tout entier de sa vie qui reste en travers de la gorge. À ce stade, DiDonato est Camille Claudel. À la fin du numéro, Camille sait que celle qu’elle a été n’existe plus et quand elle dit But who I was has died, on retrouve la DiDonato rompue à Rossini et Haendel : le died est l’occasion de vocalises orientalisantes dans un crescendo subtil, à peine amené, et qui pourtant s’ouvre et se déploie vers le quatrième numéro, peut-être le plus simple et en même temps le plus bouleversant.
On connaît La Petite châtelaine, ce buste de petite fille réalisé par la sculptrice après son avortement forcé. La simplicité enfantine de la mélodie, comme une berceuse, supporte un texte terrible : I did as he said and returned you to clay (Je lui ai obéi et je t’ai rendue à l’argile). On ne peut que repenser à la question du deuxième numéro : Is it spirit ? Is it flesh ? Il est à présent évident que la question ne supporte aucune binarité, qu’esprit et matière ne peuvent jamais se penser (ou se panser) l’un sans l’autre.
Le cycle se clôt sur un épilogue – la visite de Jessie Lipscomb à Camille Claudel à l’asile de Montdevergues en 1929 – et l’épilogue achève de rendre hommage à la sculptrice : Thank you for remembering me.
Quand je me replonge dans ce que fut ce concert pour en faire un compte-rendu, quand je relis les textes, quand j’essaye péniblement de déchiffrer les quelques notes que j’ai prises (« Bernstein, paf paf » : c’est finalement moi qui suis trop caricatural), je suis peut-être encore plus ému que face à la musique. Manière de dire que la musique a des effets qui se prolongent hors de l’auditorium (sortes d’ondes de choc) ; manière de dire qu’un événement isolé peut transformer durablement le rapport au réel. Manière de dire – et c’était le souhait exprimé par Joyce DiDonato dans une récente interview – que la communauté d’émotions formée à l’intérieur d’un lieu sacré peut se répandre silencieusement.
Une captation du concert est disponible sur le site de radio France.