Dans l’immédiat après-guerre, Peter Grimes ne tranchait sans doute pas avec les expériences encore vivantes du public : il y a un ennemi, il y a une communauté liguée contre cet ennemi, il y a l’environnement hostile où se déploient le bien et le mal, sans plus de nuances, sans autre alternative. Aujourd’hui, l’argument fait encore écho à nos urgences : il y a des exclus, il y a ceux qui excluent – peut-être malgré eux –, il y a beaucoup de souffrance. Et la souffrance engendre la souffrance. Loin de la vision passéiste ou romantique à laquelle pourrait facilement succomber la mise en scène (un village de pêcheurs isolé, vers 1830, entre tempêtes, récifs, falaises, nuages menaçants et morts mystérieuses), Deborah Warner dépeint une réalité actuelle parce qu’intemporelle. Si l’œuvre se prête plus ou moins heureusement à toutes les transpositions, le respect scrupuleux du contexte du livret dans le monde contemporain en souligne l’actualité : les milieux déclassés d’hier sont ceux d’aujourd’hui et il reste illusoire de penser que « tout va vers un mieux ». Du moins à certains endroits ou dans certaines communautés, encore isolées socialement et économiquement. Plus que réaliste, la démarche de mise en scène se veut ainsi quasiment naturaliste. Deborah Warner et Michael Levine, décorateur de la production, se sont rendus à Aldeburgh, ville isolée du Suffolk où vécut Britten, et dans d’autres villes ou villages isolés et pauvres de la côte de l’Essex. Il en résulte une esthétique sobre, directe, d’une efficacité redoutable. Aucun lyrisme ni romantisme. Même les évocations des noyés (le premier apprenti puis, plus tard, Peter Grimes lui-même) qui pourraient se réduire à de belles figures aériennes, légères et oniriques, sont glaçantes.
© Vincent Pontet – ONP
D’emblée, Peter Grimes est en décalage par rapport aux femmes et hommes qui forment pourtant sa communauté. Dans le procès sans contradiction qui ouvre l’œuvre, on découvre un personnage bourru, peu communicatif, physiquement isolé. Il n’est en revanche pas la brute colérique, voire portée sur la cruauté, qui est parfois dépeinte. En somme, Peter Grimes est un homme complexe, en tension perpétuelle entre son attachement au lieu et son décalage social. Peter Grimes, pour le dire autrement, est pris entre deux pôles menaçants et même, avec une intensité croissante au fil de l’œuvre, meurtriers : la foule et la mer. La mer est partout dans l’opéra, et avant tout dans la fosse et la partition. Elle est explicitement dépeinte à l’occasion des six interludes qui structurent l’œuvre. Ainsi, comme Peter Grimes, le spectateur est pris dans le flux et le reflux des vagues, dans le sac et le ressac. Grimes se livre, ouvre son cœur, chante ses espoirs de mariage avec Ellen Orford (flux), il ne restera que de la violence (reflux). Grimes se voit offrir une deuxième chance (sac), il ne récoltera que de la violence (ressac). Faire face à la mer, c’est toujours faire face à l’horizon d’une perte. Perte de nos illusions qui nous reviennent violemment (sac et ressac), pertes très concrètes – trois noyés, dont un suicidé, tués par la mer (sac) et ensuite rejetés vers les hommes (ressac).
© Vincent Pontet – ONP
Alexander Soddy livre une interprétation fine de ces fresques maritimes, jouant habilement avec les textures et les couleurs, les mouvements de flux et de reflux, les différentes évocations du paysage. Il offre ainsi un second interlude mouvementé où cordes et cuivres parviennent à rendre compte de l’instabilité constitutive – de la mutation perpétuelle – du paysage marin. L’Orchestre de l’Opéra national de Paris maintient la tension qui caractérise la partition tout du long de l’œuvre, avec toutefois une meilleure maîtrise dans les nuances forte – comme si seule la tempête était meurtrière, ce qui semble évidemment réducteur : dans Peter Grimes, ce sont les forces souterraines (rumeurs, suppositions et ressentiments) qui sont les plus destructrices.
© Vincent Pontet – ONP
Le Peter Grimes d’Allan Clayton assume pleinement la complexité du personnage qu’il sert par un jeu exempt de toute caricature. Le timbre est clair et naturel, la projection impeccable. Seul face à la foule dans le livret, il se distingue également très nettement sur le plan vocal et compense amplement les quelques réserves que l’on peut avoir par ailleurs. Maria Bengtsson campe une Ellen Orford lumineuse, parfois trop contenue mais qui offre de véritables moments de grâce. La voix reste souvent coincée contre le palais avant de jaillir et d’offrir ce que la partition recèle de plus touchant. Elle se révèle véritablement au début de l’acte II : immense musicienne et certainement très grande interprète de Britten (on ne l’a malheureusement pas entendue dans le rôle de la gouvernante/The Turn of the Screw en 2018 à Berlin et on se laisse aller à rêver d’une interprétation idéale…). À la fin du premier tableau du même acte, le quatuor qu’elle forme avec Auntie (Catherine Wyn-Rogers, tenancière du Sanglier) et ses deux nièces (Anna-Sophie Neher et Ilanah Lobel-Torres, prostituées) exprime toute l’humanité qui manque à la foule violente, bigote et hypocrite : femmes hors des cadres (veuve ou apparemment peu vertueuses), elles sont des mères pour tous les laissés pour compte. Ce sont elles qui permettent d’encore espérer (« Devrons-nous avoir honte parce que nous faisons oublier la laideur aux hommes ? »). Le duo formé par les nièces est, plus généralement, d’une remarquable homogénéité et stylistiquement exemplaire, alors que leur tante reste souvent vocalement en retrait mais compense par une réelle présence scénique. Simon Keenlyside incarne un Captain Balstrode idéal. La projection est naturelle, le timbre magnifique, à la fois sombre et éclatant, ainsi qu’il sied au personnage qui, pour sauver Grimes, le poussa vers la mort – ultime geste d’humanité et de lucidité. John Graham-Hall est un Bob Boles convaincant mais qui peine à passer, tandis que le Swallow de Clive Bayley – qui ouvre l’opéra – est un homme de loi bien campé à la projection incisive. La Mrs. Sedley de Rosie Aldridge – bigote, malveillante et un peu accro à certaines pilules – manque d’éclat dans le médium mais son jeu est désopilant. Elle incarne parfaitement son personnage de veuve de bénitier. Le révérend Horace Adams de James Gilchrist, le Ned Keene de Jacques Imbrailo et le Hobson de Stephen Richardson complètent vaillamment un tableau globalement très réussi.
Central dans le traitement d’une intrigue où l’opinion publique joue un rôle à part entière, le Chœur de l’Opéra national de Paris a manifestement été remarquablement préparé par Ching-Lien Wu. Il réagit au quart de tour et forme un étau qui, peu à peu se resserre autour de Grimes, ne lui laissant en dernière instance qu’une seule issue : la mer immense, nourricière et meurtrière.
Sans cesse en mouvement, la marée va et vient.
Montante, elle remplit généreusement le chenal,
puis, d’un élan puissant et majestueux, se retire,
toujours terrible et mystérieuse.