Finalement, qu’est-ce qu’une soprano ? La question pourrait prêter à sourire tant la réponse paraît facile : c’est bien évidemment une tessiture, que l’on retrouve le plus souvent chez une femme (au moins pour les chanteurs adultes), qui contient un ambitus, qui permet des rôles et des parties ayant été écrites pour elle. Certes, mais ça n’est pas suffisant. D’abord en raison des bornes mêmes qui permettent de définir cette tessiture, son ambitus et ces rôles, et qu’on ne saurait poser sans provoquer ces infinis débats dont les amateurs d’opéra ont le secret. Mais surtout parce que la soprano est intrinsèquement bien plus que cela : l’art lyrique tourne autour d’elle. Elle est un peu à la musique vocale ce que le quatuor à cordes est à la musique instrumentale, tout à la fois planète autour de laquelle se satellise tout le système, et noyau détenant la promesse de ses nouveaux fruits. Un centre de gravité qui a pu revêtir plusieurs apparences : diva conditionnant la programmation et jusqu’à l’écriture d’une nouvelle œuvre qui, sans elle, eût été sans objet, reine du spectacle faisant crouler les salles, maîtresse impérieuse de la représentation soumettant à sa volonté et à ses caprices impresarios, directeurs de théâtre, chefs d’orchestre. Si notre Encyclopédie de la soprano a l’ambition de vous présenter certains de ces visages, nous avons décidé de l’inaugurer par un autre avatar de la puissance démiurgique de la soprano. Car si elle s’impose comme une figure totalement moderne, par ses choix comme par son tempérament, si elle s’inscrit, à bien des égards, comme un exemple de « l’anti-diva », Barbara Hannigan semble bien, paradoxalement, de cette lignée des sopranos qui, à travers l’Histoire, eurent le pouvoir de tout faire. Car Barbara Hannigan fait tout, sans rien faire comme tout le monde ; dans le monde des sopranos, elle n’est ni la première, ni la dernière.
Chanter, diriger, lancer des projets au long cours auprès de différents ensembles et les animer, tout cela ressemblerait, chez d’autres, à de l’éparpillement ou à de la boulimie. Mais Barbara Hannigan ordonne cette frénésie, lui donne une cohérence en la canalisant vers un seul horizon : celui de la création.
C’est pourtant loin des rives de la musique contemporaine que la native de Nouvelle-Ecosse s’aventure à la découverte du chant. Son oreille se frotte d’abord à Beethoven, à Haendel, aux quelques morceaux de bravoures réunis dans les compilations qui lui tombent sous la main. Les cours de hautbois et de piano, l’enrôlement dans des chorales précèdent l’étude approfondie du chant, qui arrive tout de même dès l’adolescence. A Toronto, elle suit l’enseignement de Mary Morrison, grande pédagogue canadienne qui a également formé Adrianne Pieczonka et Measha Brueggergosman après avoir mené, dès les années 1950, une carrière éclectique, où Puccini (Mimi dans La Bohème, Liù dans Turandot), Bizet (Micaëla dans Carmen), Mozart (Fiordiligi dans Cosi, la Comtesse des Noces) côtoyaient Luciano Berio, György Ligeti, John Cage, Toru Takemitsu, son compatriote (et disciple de Messiaen) Serge Garant, son époux Harry Freedman. En 2016, une rencontre publique entre l’aînée, partie à la retraite, et la cadette, devenue soprano et cheffe d’orchestre, est organisée à Toronto. Dans les vidéos qui en gardent la trace, on peut les voir échanger sur les différences entre les chanteurs et les instrumentistes. Hannigan témoigne de la soif de concerts qui la saisit dès ses années d’études, de son besoin d’aller entendre les œuvres qu’elle pouvait étudier par ailleurs. Elle s’étonne, sous l’œil amusé de Morrison : « les instrumentistes vont voir beaucoup de concerts, pas les chanteurs. J’ignore pourquoi, mais c’est ainsi ». Dès ses années de formation, Barbara Hannigan semblait se sentir plus proche des premiers que des seconds – peut-être parce qu’elle découvre à cette époque qu’elle a l’oreille absolue, une caractéristique plus commune chez les apprentis violonistes ou les étudiants en direction d’orchestre que chez les jeunes chanteurs.
C’est pourtant bien en tant que chanteuse que Barbara Hannigan débute sa carrière. Le timbre, clair mais capiteux, les aigus faciles, la projection percutante, la destinaient à de beaux emplois, sur cette frontière entre le lyrique et le lyrique-léger où l’on ne compte plus les jeunes premières et les héroïnes tragiques. Elle prend d’emblée une autre direction. Ce n’est qu’en 2014, bien après avoir chanté Dusapin, Ligeti ou Benjamin, qu’elle aborde sa première Donna Anna de Don Giovanni, à la Monnaie de Bruxelles. La musique contemporaine, qui semble parfois si complexe qu’on ne l’imagine pas autrement que comme l’aboutissement d’un long cheminement artistique, est pour elle, dès le début, un langage naturel et une source, qu’elle peut remonter pour s’aventurer, de temps en temps, dans les profondeurs du grand répertoire. Gepopo dans Le Grand Macabre est pour Hannigan ce que Violetta ou Lucia sont pour d’autres : un rôle-signature, où l’on finit par l’attendre avec impatience tant l’incarnation est parfaite, de celles qui témoignent d’une telle intimité que l’on se dit qu’il eût été normal que pareille interprète fût la titulaire lors de la création de l’œuvre. Des correspondances si évidentes entre une partition et un musicien sont rares dans l’histoire de la musique. Elles sont toutes précieuses. Barbara Hannigan nous en a offert plusieurs : outre Le Grand Macabre, Lei dans Passion de Dusapin, une autre « Elle », celle de La Voix Humaine de Poulenc, l’Ophélie du Hamlet de Brett Dean et la Mélisande de Debussy ont fasciné parce que ces rôles, marqués par une écriture si exigeante qu’ils pourraient facilement sembler lointains ou incompréhensibles, prennent avec Hannigan une vérité dramatique, une intensité, des couleurs, de la chair et du sang, qui les font héritières des grandes héroïnes de l’opéra. Une voix, même la plus malléable et la mieux travaillée, ne suffit pas à accomplir cela ; il faut y ajouter une intelligence dramatique, un engagement scénique en forme de « lâcher-prise » que Barbara Hannigan porte à un niveau qui n’a sans doute pas eu de précédent ni d’équivalent, en dehors du cas emblématique d’Anja Silja. Les deux cantatrices suscitent d’ailleurs des louanges et des critiques jumelles : à leur actif, un style de chanteuse-actrice absolument inimitable, mais au revers de la médaille, un chant si bien calqué sur l’intensité du jeu qu’il n’est pas toujours exempt de stridences, de rugosités, d’écarts de style ou de justesse. Les admirateurs les plus béats comme les sceptiques les plus froids s’accordent au moins sur un point : ce n’est pas à l’aune de leur seul chant que l’on peut mesurer la marque de pareilles artistes.
Et parler aujourd’hui de Barbara Hannigan simplement comme d’une chanteuse, fût-ce une chanteuse majeure pour toute une surface du répertoire, serait d’autant plus réducteur qu’elle s’impose depuis 2011 comme cheffe d’orchestre. Elle n’est pas tout à fait la seule dans ce cas : si l’on évacue les cas de ses confrères masculins qui ont, avec plus ou moins de bonheur, fait quelques passages sur le podium (Domingo, Cura, Fischer-Dieskau, etc.), il faudra tout de même parler de Nathalie Stutzmann, récemment nommée à la tête de l’Orchestre Symphonique d’Atlanta après la carrière que l’on sait comme contralto. Mais ce qui rend le cas de Barbara Hannigan si unique, c’est qu’elle mène ces deux carrières en parallèle. Plus encore, elle les mêle intimement, parfois au sein d’un même programme. En ce printemps 2023, elle est en tournée avec le London Symphony Orchestra (dont elle est cheffe associée) pour diriger L’Ascension de Messiaen et, en deuxième partie, la Quatrième Symphonie de Gustav Mahler. Après la douce procession du troisième mouvement, elle se retourne et, face au public, chante le Lied final, « Das himmlische Leben ». Tout en dirigeant ? Plus vraiment, de son propre aveu : « Je ne suis pas vidée physiquement, mais émotionnellement, par le 3e mouvement, confiait-elle dans un entretien au Devoir en décembre 2022. Se tourner après le 3e mouvement, qui me brise le cœur, et chanter le dernier, c’est quelque chose. C’est très étrange. Vous faites la musique avec tous et puis vous vous tournez et vous chantez. Et je ne dirige pas : je prépare tout en répétition à un niveau tel que je ne dirige pas. Mais ça aussi, c’est beau, car philosophiquement, ce nous qui prend tout en charge en se faisant confiance, c’est une affirmation. » Barbara Hannigan n’a pas décidé, chanteuse, de ne rien faire comme tout le monde pour devenir une caricature de chef d’orchestre despotique. Nommée en septembre 2022, et pour trois saisons, première artiste invitée auprès du Philharmonique de Radio-France, elle y élabore des programmes composites, où Buxtehude se marie à Pärt, Messiaen, à Haydn. Soprano ayant créé près d’une centaine d’œuvres contemporaines, elle regarde, comme cheffe d’orchestre, de plus en plus ostensiblement vers la musique des XVIIe et XVIIIe siècles, sans doute parce que les formats des ensembles sur instruments d’époque l’inspirent et la stimulent. Le Ludwig Orchestra, avec lequel elle réalise, en 2017, son premier enregistrement de cheffe d’orchestre, est un partenaire idéal pour faire grandir cette conception toujours mouvante de la musique, pour laquelle les structures et les organisations ne doivent jamais freiner la création. On se dit souvent que la Soprano est une figure intouchable, auréolée d’une glorieuse solitude, mais Barbara Hannigan préfère le foisonnement et l’inventivité de ce Zusammenmusizieren qui fait primer sur toute chose la joie de faire de la musique ensemble. Qui sait si ses plus illustres devancières ne jalouseraient pas cette soif de projets et ce compagnonnage permanent ?