Hasard du calendrier, Le Cid et Andromaque se retrouvent cette saison simultanément à l’opéra. Le premier (renommé Chimène), de Sacchini, créé en 1783, est monté au Perreux, le second à Saint-Etienne. Après 1780, l’Andromaque de Grétry, presque tombée dans l’oubli, allait attendre 2009 pour être redécouverte. L’Opéra de Saint-Etienne s’en empare maintenant. Etrangement, alors qu’au moins six ouvrages italiens* prirent la tragédie de Racine comme sujet avant que Grétry ose, aucun compositeur ne l’avait alors tenté en France, sauf omission. Elle a été évidemment resserrée de cinq à trois actes pour passer à la scène lyrique. Pitra, le librettiste, s’est fait humble devant le génie, et habile versificateur pour conserver l’essence de la langue dramatique (le résultat est de beaucoup supérieur au livret de la Médée de Cherubini, en 1797). L’alexandrin est fluide, la prosodie exemplaire qui autorise une compréhension permanente du texte par l’auditeur. Aucun numéro séparé mais un flux musical continu – malgré le recours à des silences chargés de sens – entre récits, chœurs, soli et pièces instrumentales, nous ne sommes qu’en 1780, faut-il le rappeler ?
La concision, le sens dramatique, la conduite musicale continue, où aucune césure n’intervient dans chaque acte, mêlant récit et musique mesurée, pour une souplesse rare sont alors l’exception. Pas un mot, pas une note de trop. On se prend à penser que si l’ouvrage avait été signé Haydn – malgré les personnalités musicales bien différentes – on aurait crié au génie, à l’ouvrage prémonitoire des Troyens, voire de l’œuvre de Wagner. Quand appréciera-t-on une œuvre en faisant abstraction de ce que nos prédécesseurs ont pu en penser, et des hiérarchies factices ainsi établies ? Donnée en version de concert à Bruxelles et Paris en 2009, enfin mise en scène l’année suivante par Georges Lavaudant à Montpellier après Schwetzingen, l’Andromaque de Grétry demeure une rareté, quasi inconnue, sinon des rares biographes de Grétry reprenant à l’envi les jugements assassins de La Harpe, Grimm et autres nostalgiques des cultes ramiste comme italianiste, comme les extraits de ses mémoires, qui le desservent.
Concession au mouvement social, avant que le chef gagne la fosse, trois salariées de l’opéra prennent place à l’avant-scène, l’une d’elles faisant valoir « la souffrance » des travailleurs invisibles de l’institution, pour s’opposer à la fixation de l’âge de la retraite à 64 ans. Remercions celles et ceux qui ont permis cette recréation d’autant plus attendue qu’elle avait été différée par la pandémie.
Le cadre, supposé modifié à chaque acte par Pitra (un vaste salon du palais de Pyrrhus ; devant celui-ci, face à la mer et aux vaisseaux grecs ; devant l’urne des cendres d’Hector, dans un site triste et funèbre) se réduit au strict minimum. Epuré, uniformément sombre, y compris le dallage rythmé par deux bancs de marbre blanc, le décor imaginé par Matthieu Cruciani et son scénographe en charge des lumières, Nicolas Marie, se modifiera à la faveur de la descente des cintres d’une grande structure blanche, parallélépipédique, percée d’un large carré. Ainsi au second acte, descendue à mi-hauteur, elle autorisera des éclairages singuliers et bienvenus, tirant parti des reflets du sol immergé (la mer ? les larmes ?) dans lequel pataugent les chanteurs. Enfin, au dernier, posée au sol, elle figurera la tombe d’Hector sur laquelle Andromaque se recueille. Ce parti-pris focalise l’attention sur chacun des protagonistes, dont les déplacements et mouvement, les expressions, pensées par un homme de théâtre, servent au mieux l’ouvrage. Des beaux costumes de Marie La Rocca, intemporels encore qu’empruntés pour l’essentiel au XXe siècle, gris ou noirs, se distinguent les uniformes (d’aviateurs ?) et, surtout les tenues des solistes. Recherchées, renouvelées, somptueuses pour Andromaque, colorées pour Oreste, Pyrrhus et Astyanax, elles satisfont l’œil comme l’intelligence de l’œuvre.
Andromaque, Saint-Etienne © Cyrille Cauvet
Prises de rôle pour tous, sauf Sébastien Guèze, le re-créateur de Pyrrhus, dans la production de 2009-2010, enregistrée. La distribution, dont l’intelligibilité doit être soulignée, valeureuse, engagée, accuse quelques inégalités, sinon faiblesses. Chacun des quatre principaux solistes est également sollicité. Le trio « J’oublie à jamais l’ingrate » comme les duos ponctuels, sont de belle facture, s’inscrivant parfaitement dans l’action dramatique, ce qui tranche avec la pratique la plus fréquente du temps. Hermione, Marion Lebègue, rallie tous les suffrages, de sa première intervention « C’est le seul espoir qui me reste », échevelée, jusqu’à ce qu’elle sombre dans la rage et le désespoir « Quel spectacle cruel ». Elle nous vaut une exceptionnelle incarnation : l’engagement vocal et dramatique sont exemplaires, servis par des moyens superlatifs. Voix ample et longue, nuancée, colorée, une grande pureté d’émission, avec des aigus filés pianissimo. Une authentique tragédienne. Andromaque appartient toujours à Hector, Ambroisine Bré vit son personnage, toujours noble, digne et aimante, se sacrifiant pour sauver son fils. L’émotion est bien là, palpable avec « Triste, captive » accompagnée par les flûtes au I, avec « Laissez-moi baigner de mes larmes », au II, et « Ombre chérie, ombre sacrée » pour finir.
Le Pyrrhus de Sébastien Guèze interroge, dramatiquement et vocalement. Certes, depuis 2009, il a mûri son personnage et tente de lui restituer une certaine noblesse, bien davantage que dans l’enregistrement**, l’intelligibilité est toujours là, un modèle de diction et d’expression française, qui rend le sur-titrage vain. Son aisance est constante, ses aigus fièrement projetés impressionnent, mais l’émission semble toujours forcée, voire histrionique, avec un medium et des graves en retrait. Rôle tout aussi exigeant, l’Oreste de Yoann Dubruque étonne à sa première apparition (« De tous nos rois secondez la colère »). Si on doute alors de ses moyens (l’assise grave), ceux-ci se révèleront de plus en plus solides au fil des scènes. Sa folie, au troisième acte (« Filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ? ») est crédible et nous émeut. D’autant que, aux mots « Pyrrhus, comment t’es-tu sauvé » la mise en scène traduit son hallucination en faisant apparaître silencieusement Astyanax, revêtu du costume royal. Les rôles secondaires (les Coryphées, Phoenix…), assurés par des artistes du chœur, se signalent par leur qualité, que rien ne distingue de celle des premiers cités.
Le chœur, sous toutes ses configurations, agit, influence, accompagne et commente, personnage essentiel. Préparé par Laurent Touche, toujours il se montre exemplaire de cohésion, de précision, d’équilibre et d’intelligibilité.
A la direction nerveuse, vitaminée, précipitée d’Hervé Niquet, nous préférons clairement celle de Giulio Prandi, qui, bien que ne disposant pas ici d’instruments anciens, ménage les contrastes, fait respirer la musique, pour rendre aux pages les plus dramatiques la tension attendue. La grandeur, la noblesse et la passion font ici bon ménage. L’attention au chant, des solistes et des chœurs, comme à tous les pupitres est constante, pour un modèle de direction lyrique (familier de la musique baroque et classique, bien qu’ayant une expérience avérée de la direction lyrique, il aura fallu que Saint-Etienne le sollicite pour qu’il dirige son premier opéra en France). Seule – petite – réserve : dès l’ouverture, un déséquilibre en faveur des cordes pénalise quelque peu les bois, et perdurera tout au long de l’ouvrage. Mais la perception en fosse et en salle diffère toujours.
De longues acclamations saluent les interprètes, qui traduisent le plaisir et l’émotion partagés. N’est-il pas regrettable que cette production, exceptionnelle à plus d’un sens, n’ait été réalisée que pour le public de trois représentations ? Outre la reprise sur d’autres scènes, appelons de nos vœux un enregistrement, confié à Giulio Prandi, qui nous offre, enfin, une vision inspirée de ce que nous osons appeler un chef-d’œuvre de l’art lyrique.
* Certainement plus de 12 ouvrages intitulés Andromaca furent composés en italien, de Caldara (1724), sur un livret de Zeno, à Pavesi (1822). Rossini s’ajoute aux illustrateurs de Racine avec son Ermione (1819), précédé par Rodolphe Kreutzer avec un étonnant Astyanax (1801). Quant à Berlioz, il fait apparaître Andromaque et son fils au premier acte des Troyens, pour une pantomime. Enfin Saint-Saëns lui écrivit une musique de scène (1903).
** Glossa ressort cette réalisation, dirigée par Hervé Niquet, qui vaut surtout comme témoignage de la redécouverte, même si les solistes et l’orchestre ne déméritent pas.