La règle du récital veut les premiers numéros du programme tours de chauffe, pages durant lesquelles les artistes prennent la mesure de la salle, de leur voix et posent les jalons d’une ascension musicale où l’émotion doit gagner en intensité pour atteindre son point d’acmé après l’entracte, en deuxième partie, souvent durant les bis. Rien de tel hier soir au Théâtre des Champs-Élysées dans ce qui s’apparentait à une célébration belcantiste autour de la sainte trinité du genre : Rossini, Bellini, Donizetti. Dès les premières notes, la soirée s’annonce exceptionnelle. L’aiguille du potentiomètre émotionnel atteint sa valeur maximale pour ne plus redescendre. Au point que l’on ne sait comment graduer son compte rendu.
Évoquer d’abord la conjonction de deux chanteuses qui, dans ce répertoire, connaissent peu de rivales : Marina Rebeka et Karine Deshayes : la glace et le feu ; l’or et l’argent ; le diamant, le rubis ; l’angle, la courbe ; le yin, le yang, etc. On pourrait ainsi aligner les antonymes pour donner à comprendre la nature de leur voix. Mais ce serait opposer les deux artistes et taire leur complémentarité. Les trois duos du programme – quatre si l’on ajoute en bis le duettino des Noces – montrent combien elles se complètent, comment elles s’installent dans leur personnage et une fois leurs marques posées s’affrontent (Anna Bolena) ou se rejoignent (Norma). Rien de feint ou de contraint dans une complicité qui s’est forgée sur l’enclume de la scène. Marina Rebeka et Karine Deshayes ont souvent chanté ensemble. Là est la clé d’une entente qui se traduit par une communion de timbre, une harmonie d’intention, une même inspiration.
Il faut aussi mentionner la part non négligeable que joue Speranza Scappucci dans la réussite de la soirée. Pour une fois, l’orchestre n’est pas le parent pauvre du récital. L’ouverture de Semiramide, maîtrisée dans ses moindres contours, enflée comme l’exige le crescendo rossinien, reçoit une large ovation quand, d’ordinaire, les pages instrumentales prennent la forme d’un passage obligé que l’on applaudit brièvement pour vite passer à la suite. Tout en conduisant d’une main assurée un Orchestre de chambre de Paris enamouré, la cheffe respire de concert avec ses deux interprètes, condition encore plus indispensable dans un répertoire qui impose de varier les reprises – ce dont les deux chanteuses ne se privent pas, jusque dans le duo de Norma.
Puis il y a les numéros solos, airs voire scènes où plus encore se donne à apprécier un art du belcanto qui n’est pas seulement mécanique bien huilée à produire des notes. La technique, remarquable chez l’une comme chez l’autre, n’a d’intérêt que parce qu’elle sert le propos dramatique.
Moins avantagée par Donizetti, lequel contraint Elisabetta et Giovanna Seymour à s’effacer devant Maria Stuarda et Anna Bolena, Karine Deshayes s’accomplit dans l’air de Semiramide, le spectaculaire « Bel raggio lusinghier » paré de mille effets. Là font merveille une fois de plus l’incroyable agilité, la vitesse avec laquelle la voix parcourt la portée dans les deux sens, la précision du trait dont les multiples contorsions n’altèrent pas l’impact, la jubilation du chant qui s’enivre de sa propre virtuosité et réussit à surprendre alors qu’on croyait le connaître par cœur – ah, ce trille qui survient sans crier gare en début de cadence !
De Maria Stuarda à Norma en passant par Anna Bolena, les deux dernières hélas privées de leur cabalette, Marina Rebeka s’emploie à détromper ceux qui, abusés peut-être par la rigueur du métal, la taxent d’impassibilité. Reines et prêtresse existent instantanément, par l’éloquence du geste, l’acuité du regard et, évidemment, la beauté du chant, sfogato comme sostenuto, porté par le souffle – consubstantiel à Bellini mais également sollicité par Donizetti. Le tracé impérieux de la ligne, le dosage du volume avec l’emploi de la messa di voce comme moyen d’expression – le son augmenté puis diminué pour traduire la fluctuation des sentiments –, la douceur résignée, la vaillance lorsque l’orgueil l’emporte sur l’abdication, la mélancolie puis l’éclat de la colorature de Maria Stuarda, la conduite animée du récitatif avant qu’Anna Bolena ne s’abîme dans un « Al dolce guidami » aux reflets bleutés, ou encore la mise en apesanteur d’un « Casta diva » aérien qui suspend le public aux lèvres de la soprano : tout parle, tout secoue, tout enflamme pour finalement, à l’exemple de la salle, terminer la soirée debout et frapper des mains en cadence.