Certaines anecdotes éclairent l’histoire. Ainsi, Heinrich Schütz au terme de quatre ans (dont deux supplémentaires) passés dans la Sérénissime république de Venise, auprès de Giovanni Gabrieli, se vit remettre au décès de ce dernier, par son confesseur, un anneau d’or, gage d’affection et de transmission (1). Le programme que nous offrent Etienne Meyer et ses Traversées baroques est centré sur Heinrich Schütz, entre son maître et son élève. Nos interprètes sont dans leur élément, dans leur répertoire de prédilection. On se souvient ainsi du Vox Domini super acqua Jordanis, du dernier recueil de Gabrieli, qu’ils avaient enregistré en 2018. C’est cette œuvre puissante qui ouvre le programme. La direction, énergique, précise, restitue la grandeur, et obtient des articulations millimétrées. L’ensemble instrumental, virtuose, se signale par sa ductilité et sa cohésion. Seconde pièce en latin, le Tribularer si nescirem, de Christoph Bernhard, l’élève de Schütz, dont le témoignage est essentiel : il a été le premier à expliciter les modes de composition de son maître, à travers son Tractatus (4). Cette pièce de caractère grave a été retenue, faute que celle que Schütz lui avait commandée pour ses funérailles nous soit parvenue. Insérée entre des psaumes, elle s’inscrit dans la continuité de l’œuvre de notre musicien.
L’opus 1 de Schütz, publié à Venise, chez Gardano – dix-neuf madrigaux italiens, trop rarement chantés – constituait déjà un hommage à son maître. Au cœur du concert, les Psalmen Davids, sa seconde publication, où l’héritage de Gabrieli se marie à celui des maîtres allemands, à travers la tradition du psaume luthérien. Ainsi nous écouterons dix des 26 pièces du recueil publié en 1619. Seules, la source des textes (psaumes, motet, « concert »), leur traduction musicale et la nomenclature des interprètes permettent de les distinguer. Si la polychoralité en est un des traits essentiels, elle se manifeste de la façon la plus variée, la plus renouvelée (2). Une des difficultés réside dans la disposition (dont Schütz était soucieux). Les pièces ne sont pas écrites pour être données à la file. Or, chacune recombine le dispositif et nécessite le déplacement des chanteurs comme de la plupart des instruments, d’autant qu’aux chœurs de solistes (Cori favoriti) s’ajoutent parfois des Capellen (3) pour « rendre la sonorité plus puissante et éclatante ». Même si les permutations sont menées rondement, avec un souci de discrétion, comment procéder autrement ?
Dans sa longue dédicace, le compositeur précise les larges possibilités d’adaptation qu’autorisent ses compositions. Peut-être eût-il été judicieux de varier davantage les textures, de manière à éviter la lassitude des auditeurs non avertis, c’est-à-dire ignorant le sens de chaque mot, de chaque expression, dont l’illustration, souvent littérale, fait le bonheur des connaisseurs ? Schütz le rappelait dans son introduction : il est indispensable que les auditeurs comprennent le sens des paroles, y compris pour ce qui relève du « stile recitativo », encore peu répandu en Saxe. Le programme publiait heureusement les textes et leur traduction. Mais la salle étant plongée dans l’obscurité, il était impossible de suivre littéralement, malgré l’articulation des chanteurs.
Imposées par la métrique propre à Schütz, dont l’écriture passe sans cesse de l’homophonie au contrepoint et au style recitativo, la plasticité, la souplesse de la direction rendent bien compte de ces changements, comme des imitations ivres d’allégresse.
La place nous manque pour rendre compte de chacune de pièces du programme. Retenons, arbitrairement, le « Lobe den Herren meine Seele » (Ps. 103), à la texture allégée, dont une ritournelle animée alterne avec des épisodes lumineux, où la monodie accompagnée n’est pas très loin. Les solistes vocaux, bien connus car familiers du répertoire baroque, se signalent par leur engagement. Aux sopranos du superius, claironnantes, égales, répondent les contra (alti) …contrastées puisque confiées à un contre-ténor stylé, mais en retrait, et une alto à la voix charnue et sonore. Les ténors tiennent honorablement leurs parties. Des basses, l’émission puissante et claire de Renaud Delaigue soutient l’édifice. Des quatorze musiciens mobilisés pour la circonstance, on retiendra particulièrement les sacqueboutes, aptes à murmurer comme à sonner, et les cornets virtuoses (l’ornementation !), sans oublier, ponctuellement, la flûte que joue la seconde cornettiste. L’ensemble, équilibré, coloré, excelle dans les tutti puissants, dans les interjections, mais ne favorise guère l’expression individuelle de tel ou tel instrument ou pupitre.
La direction, équilibrée, sollicite-t-elle assez l’expressionnisme qu’appellent le texte et son illustration ? La relative retenue de la direction était-elle liée au lieu ? Tout porte à le croire car l’acoustique chambriste du Grand-Théâtre ne favorise pas ce répertoire : la résonance d’une nef faisait défaut pour ces musiques religieuses, où le recueillement comme la jubilation puissante revêtaient une certaine sécheresse. Gageons que les occasions de réécouter ce beau programme dans des conditions plus propices ne manqueront pas, avec la perspective d’un enregistrement ?
(1) Premier employeur de Schütz, qu’il dut céder à l’Electeur de Saxe, le landgrave de Hesse lui remit alors une chaîne d’or, à laquelle était suspendu son portrait.
(2) Double-chœur traditionnel ; triple choeur ; chœur haut & chœur bas …
(3) Les 5 voix d’étudiantes de l’ESM Bourgogne Franche-Comté, sont bienvenues. Que n’ont-elles été plus nombreuses, de manière à accentuer les contrastes…
(4) Il distingue le « stylus gravis » (antique), et deux styles modernes (« luxuriant » : « communis » et « theatralis »), renvoyant à la seconde pratique de Monteverdi.