A peine plus invraisemblable que celui que Da Ponte tire de Beaumarchais pour Le Nozze di Figaro, le livret est signé d’Eugène Scribe, auquel nous sommes redevables de tant de productions lyriques. Un peu de chevalerie, des mystères romanesques directement issus de Walter Scott alors à son apogée, pour un ouvrage aimable chargé de séductions, d’une écriture élégante, raffinée (*), qui s’inscrit dans son temps, où Rossini, puis Weber, vont produire leurs chefs-d’œuvre.
L’arrivée inopinée d’un jeune militaire, « fier d’être soldat », Georges Brown, dans un village de montagnards écossais à la recherche d’un parrain, va combler les heureux parents, Dickson et Jenny. Georges – d’Avenel, qui s’ignore comme tel – va ainsi connaître l’histoire de la Dame blanche (« elle nous regarde, elle vous entend »), qu’il raille. Il accepte néanmoins de se substituer au fermier Dickson pour un étrange rendez-vous avec l’apparition. L’inévitable orage éclate, d’opéra-comique. Dame Marguerite, au vieux château, attend toujours ses maîtres disparus. L’intendant Gaveston, qui a fait fortune à Londres, veut racheter le domaine et les titres qui s’y attachent. Georges est l’intrus, mais Anna, l’orpheline recueillie par Marguerite, qui sait tout des secrets du lieu, plaide pour son hospitalité. « Viens, gentille Dame » soupire Georges. Elle vient, fantôme, jeune fille, amie, bonne conseillère. Il la devine. Elle sait tout et veut sauver le nom et la fortune des d’Avenel. Elle ordonne, il se soumet, l’amour s’instille. La vente aux enchères, scène animée à souhait, conclut le deuxième acte, où les fermiers se sont concertés pour arracher le domaine à l’ancien intendant, considéré comme un usurpateur-prédateur. Anna ordonne à Georges d’enchérir. La bataille est féroce. Gaveston doit renoncer, furieux. Dans la salle d’armes, le bon génie du château et les paysans vont fêter leur nouveau seigneur. Georges retrouve la mémoire et Anna, la Dame blanche, le trésor qui va permettre à l’heureux descendant de retrouver ses droits et l’amour.
Hasard du calendrier, c’est l’anniversaire de la nuit où fut votée l’abolition des privilèges qu’est donnée cette Dame blanche dans le décor extraordinaire du château de Castelnau-Bretenoux (**). La mise en scène gomme délibérément tout ce qui en faisait un véritable manifeste de la Restauration (de braves paysans se liguant pour sauvegarder l’héritage de leur bon maître, disparu), pour en faire une fable animalière. Chacun, depuis le chef d’orchestre jusqu’au plus humble choriste, prendra une figure animale (évidemment la dame blanche aura le masque de l’oiseau nocturne). La mise en scène de Louise Vignaud, où le réel (les Ecossais en kilt), se conjugue avec le fantastique est pleinement aboutie, efficace, avec des costumes (Cindy Lombardi) des maquillages et des coiffures (Christelle Paillard) surprenants, soulignés par d’habiles éclairages. Aucun autre décor que naturel, quelques accessoires suffisent à la magie du spectacle.
Si le respect de la partition est scrupuleux, les dialogues ont été opportunément réécrits, allégés. Ainsi, l’éloge du conservatisme le plus réactionnaire par Dickson trouve-t-il maintenant son contrepoint progressiste, développé par Gaveston, dont les traits sont humanisés à cette occasion. Les réparties, rondement conduites, contribuent à la vivacité de l’action et au sourire du public. Comme la plupart des chanteurs se doublent d’habiles comédiens, l’intérêt est également soutenu durant les trois actes, soit trois heures, entracte compris. Œuvre charmante, « délicieuse » (à en croire Chabrier), musique légère, rapide, dont l’écriture est particulièrement soignée, renouvelée et habile, la Dame blanche méritait cette recréation qui corrige heureusement le cliché d’un Boieldieu douçâtre, ou insipide.
La production de la co(opéra)tive a déjà beaucoup tourné. Depuis Besançon, elle a touché ou touchera Compiègne, Dunkerque, Rennes, Quimper, Tourcoing et certainement bien d’autres villes. Vingt représentations ont précédé celle de ce soir. C’est dire que les solistes sont aguerris, tout comme le chœur, l’orchestre et le chef, sans oublier les techniciens. Tout juste pouvait-on craindre une certaine routine. Le cadre exceptionnel, idéalement approprié à l’ouvrage, va galvaniser l’équipe : un couronnement amplement mérité, pour une interprétation aboutie où chacun donne le meilleur de lui-même.
Justement réputé pour ses recréations d’oeuvres du XVIIe à nos jours, l’Orchestre Les Siècles, que fonda François-Xavier Roth, placé ce soir sous la direction pleinement investie de Nicolas Simon, nous restitue les couleurs les plus séduisantes de l’ouvrage. La connivence entre ce dernier et ses interprètes est absolue, comme son attention au chant et aux équilibres. L’acoustique de la cour intérieure du château permet de percevoir le moindre détail comme de fondre l’ensemble en lui conférant la clarté, la souplesse attendues. Le chœur, limité aux huit chanteurs du Cortège d’Orphée, se montre superlatif : sonore – chacun pourrait être soliste – lumineux, d’un ensemble millimétré, d’une incroyable dynamique vocale et dramatique, c’est un acteur majeur de cette réussite.
Les airs sont limités en nombre. Georges en chante trois, Anne, Jenny et Marguerite un seul. Tous sont autant de bonheurs. Simultanément, les nombreux ensembles, duos, trios et finales, participent à la dynamique dramatique comme musicale. Qu’en retenir ? Tout, serions-nous tentés d’écrire, tant l’art de Boieldieu est achevé. Faute de place, signalons les grands tableaux achevant le I et le II, qui épousent et servent l’action. A la différence de nombre de fins d’actes, convenus, y compris de chefs-d’œuvre du répertoire, ceux-ci sont propres à séduire l’amateur de beau chant comme le profane qui découvre l’opéra.
Anna (Caroline Gestaedt) et Marguerite (Madjouline Zerari) © YB
Ce n’est pas le rôle-titre que la partition illustre le plus mais celui de Georges. Sahy Ratia a tout ce qui est requis pour camper ce jeune homme viril, sensible, crédible et attachant. La voix est légère, mixte, mais homogène, sonore, souple et conduite dans un style exemplaire. Les contre-ut, atteints avec naturel, sont admirables, mais plus encore, l’émotion qu’il communique. Sa cavatine, introduite par le cor, est un modèle de chant français. Un nom à retenir. Caroline Jestaedt est Anne / la dame blanche. L’émission un peu pincée du début s’épanouira au fil de l’ouvrage. Les graves sont solides et l’ambitus large. « Enfin, je vous revois », qui ouvre le III, atteint un sommet : l’agilité, les phrasés, les aigus mezza-voce, l’égalité des registres, les traits quasi rossiniens emportent l’adhésion. Son ultime duo avec Marguerite confirme ses qualités. Majdouline Zerari nous vaut une Marguerite de fort tempérament, robuste mezzo bouffe, aussi bonne comédienne que chanteuse. Gaveston est confié à Henri de Vasselot, que la stature, le chant et le jeu imposent. Non pas une caricature du méchant, mais un homme qui a fondé tous ses espoirs dans l’acquisition du domaine auquel il demeure attaché. La voix puissante, bien timbrée, sait traduire les multiples facettes de cette personnalité que l’on ne devinait pas aussi riche. Sandrine Buendia, Jenny, est adorable de vivacité comme de poésie, dès sa ballade où la harpe va être associée à l’apparition. Son mari couard, Dickson, est chanté par Fabien Hyon, ténor comique, au chant clair, conduit avec intelligence. Le juge de paix de Ronan Airault, aux brèves interventions, ne dépare pas une distribution homogène et valeureuse.
Malgré l’heure tardive, les très nombreux auditeurs ont longuement acclamé les interprètes, et manifesté leur bonheur d’avoir assisté à cette soirée mémorable. Souhaitons donc la diffusion la plus large de cette réalisation exemplaire !
(*) Liszt, particulièrement perspicace, écrivait à propos de La Dame blanche : « On peut parfaitement lui appliquer ce que la Catalani dit un jour de Henriette Sontag : « elle est grande en son genre, mais son genre est petit ». Dans cet ouvrage, tout est enchaîné et ciselé avec grâce, les ornements sont utilisés dans une proportion raisonnable et la mélodie se distingue par une sorte de sentimentalité espiègle » [Neue Zeitschrift für Musik, n°46, 1854].
(**) c’est précisément un ténor de l’Opéra-comique, Jean Mouliérat (1853-1932), qui le légua à l’Etat, après avoir consacré trente ans de sa vie à sa restauration, avec la condition expresse qu’il y accueille une activité musicale.