On sort de cette Armide consterné, partagé entre l’admiration renouvelée du chef-d’œuvre de Lully, de son interprète principale bien sûr, et la profonde déception, voire l’amertume, de son traitement par la mise en scène. Ici même, Barrie Kosky avait su restituer la force et l’émotion de plusieurs tragédies lyriques de Rameau, en osant l’absolu dépouillement, la violence comme la tendresse. Ce soir, rien de tel : une distanciation stérile et prétentieuse, illisible. Toute la dimension fantastique, essentielle, est gommée au profit d’une transposition triviale. La distribution, superbement composée, sans réelle faiblesse, a joué le jeu et sauve la production par son engagement.
Le prologue interroge, déjà. Est-ce à l’enterrement de la monarchie que l’on assiste ? Les participants sont de noir vêtus, dans un cadre blanc aseptique, la Gloire et la Sagesse, austères dames en un strict costume gris d’ordonnateur des pompes funèbres. Au centre, sur un cénotaphe, couronne et sceptre reposant sur un tissu écarlate vont passer à la trappe, dont il sera abondamment fait usage ensuite. L’artifice est constant, dérisoire, sans commune mesure avec celui du baroque.
Le décor, unique, se résume à des gradins de salle de sport, avec leur escalier central. Les accessoires, peu nombreux, sont du mobilier contemporain (bureau, canapé, fauteuils tournants…). Il revient aux éclairages, crus ou chauds, d’en modifier les tons à chaque acte, ne réduisant le vaste espace scénique qu’exceptionnellement (le lit de massage). Le fond de scène, au-dessus des gradins, sera l’espace de projections vidéo, de réelle qualité esthétique : un clone du Capitole flanqué de deux coupoles latérales, des cellules individuelles où sont confinés une dizaine de captifs drogués de réalité virtuelle, des dunes modelées par le vent, des cabines de sex-shop où s’exhibent des silhouettes féminines, des peaux qui se caressent. Plus d’une fois, on se prend à regretter une version de concert, où le spectateur ne se serait pas vu imposer un cadre contemporain typé, dérisoire, avec ses casques à réalité virtuelle, une échographie de fœtus, une table de massage, le spectacle affligeant de la pauvre population d’un EHPAD (avec l’inévitable fauteuil roulant), où Renaud a été placé. Oublions. Si la direction d’acteurs, aboutie pour ce qui est d’Armide, semble laisser chacun à son initiative, ou à imposer des stéréotypes qui frisent le ridicule (le chœur), les costumes sont de belle facture et soulignent l’approche artificielle du metteur en scène. La chorégraphie de Bruno Benne est réussie – six danseuses remarquables et un soliste – élégante, expressive, parfaitement réglée.
Quinze ans après la redécouverte de l’ouvrage par William Christie, Stéphanie d’Oustrac méritait autre chose. Non seulement la voix de tragédienne s’est affirmée, superbe, mais aussi les charmes de la magicienne sont manifestes. De la nuisette à une robe somptueuse, le plus souvent en combinaison, le public aura pu l’admirer dans toutes les poses. Il faut que Renaud ait été bien demeuré pour ne pas y succomber… Dans ce rôle écrasant, elle sera le seul personnage à nous émouvoir par la force de son chant et de son jeu. Les autres ne sont que des figurants, des faire-valoir. Elle seule est humaine, malgré ses pouvoirs supposés et sa connivence avec les esprits infernaux. Après la fougue et la rage, l’amour gagne. Particulièrement dans les dernières scènes, elle se montre frémissante, tendre, pitoyable et forte, pathétique. Tous ses airs et récitatifs sont un égal bonheur : la voix est ample, sonore et colorée, les accents justes, la prosodie impeccable : elle est Armide. Son ultime air « Le perfide Renaud me fuit » atteint au sublime. Jamais Cyril Auvity ne démérite, mais notre vaillant guerrier est dramatiquement bien pâle, simplet, sans consistance. Le chant est servi par la voix adéquate, de ténor français héritier de Duménil, claire, intelligible. « Plus j’observe ces lieux », son unique air, est fort bien conduit. Au cinquième « épisode » (*) on se demande ce qu’il fait, prostré, parmi ces vieillards infirmes fêtant les rois, lui-même portant une dérisoire couronne de boulangerie, alors que le chœur chante « les plaisirs ont choisi pour asile… ». Son ultime dialogue avec Armide ne nous convainc pas totalement même si, musicalement, il est conduit avec art.
Marie Perbost et Eva Zaïcik, dès le Prologue, forment un duo remarquable. Qu’elles chantent ensuite, respectivement, Phénice et Mélisse, pour la première, et Sidonie et Lucinde pour la seconde, le bonheur est au rendez-vous. La soprano comme la mezzo s’y montrent sous leur meilleur jour. Hidraot, ici malvoyant muni d’une canne – on se demande bien pourquoi – est confié à Tomislav Lavoie. L’émission est solide, malgré des graves manquant parfois d’appui. Ses interventions aux deux premiers actes sont-elles suffisamment autoritaires et noires ? Il est vrai que son « Armide est encore plus aimable » a toutes les séductions requises. Après « Poursuivons jusqu’au trépas », « Esprits de haine et de rage » en duo avec Armide, répond aux attentes. L’autre basse, Timothée Varon incarne avec bonheur la Haine, après avoir chanté Artémidore. Ses trois interventions au III sont convaincantes. Nos deux ténors de l’acte IV sont David Tricou, (qui participera, en costume à paillettes, micro à la main, à la fête à l’EHPAD…il était l’amant fortuné chez Quinault-Lully), le chevalier danois, et Virgile Ancely, Ubalde, après avoir chanté Aronte. Leurs voix s’accordent à merveille et n’appellent que des éloges.
Pas moins d’une quinzaine d’interventions du chœur retiennent l’attention : équilibré, homogène, puissant et nuancé, toujours intelligible, il se montre exemplaire du prologue à la fin, et les quelques menus décalages de l’orchestre ne lui sont pas imputables. Sans doute eut-il fallu commencer par lui, Vincent Dumestre s’est totalement investi dans cette production. Sa direction, attentive, précise et dynamique, toujours soucieuse des voix, trouve les bons tempi, et c’est un régal que d’écouter Le Poème harmonique dans les nombreuses pièces instrumentales, dont les danses, qui jalonnent l’ouvrage. Une mention spéciale pour la célèbre passacaille du dernier acte, dont on ne se lasse pas. Le positionnement défavorable de l’orchestre – en fosse (**) – nous a privé de bien de ses qualités. En effet, les timbres se confondent, alors qu’on attendait ceux de Lully, avec leur verdeur, leur clarté. Les respirations orchestrales, l’articulation, soignée, sont perçus amoindris. Gageons que la prochaine reprise versaillaise, adaptée à un cadre plus adéquat, réservera de bonnes surprises aux auditeurs.
Les applaudissements, chaleureux, d’une salle loin d’être remplie, vont aux interprètes, quelques huées se faisant entendre à l’apparition du metteur en scène lors des saluts.
(*) Chaque acte est présenté sur le rideau de scène comme un « épisode », à croire que l’on prend le spectateur pour un demeuré dont la culture se limite aux séries télévisées … Est-ce ainsi que l’on prétend renouveler et élargir le public de nos théâtres lyriques ?