A l’automne 2021, le deuxième ouvrage lyrique de Terence Blanchard, Fire shut up in my bones ouvrait la saison du Metropolitan Opera qui, à cette occasion, créait l’événement en mettant pour la première fois à l’affiche une partition écrite par un compositeur noir. Le succès fut tel que l’institution new-yorkaise a choisi de programmer cette année le premier opéra de ce compositeur, Champion, créé à Saint-Louis voici une dizaine d’années. Le livret, signé Michael Cristofer, traite de la culpabilité et de la rédemption à travers la vie tourmentée d’Emile Griffith sacré champion du monde des poids welter en 1962 après un match à l’issue duquel son adversaire Benny « Kid » Paret, sombra dans le coma avant de mourir dix jours plus tard. Griffith ne se remettra jamais psychologiquement de ce combat. Il restera hanté pour le reste de ses jours par la mort de son adversaire qu’il avait mis KO à la suite d’une rafale d’uppercuts dont la violence avait pour origine les insultes homophobes que Paret lui avait lancées avant le match. Bien qu’il fût discret sur ce sujet, l’orientation sexuelle de Griffith était connue dans le milieu de la boxe. L’intrigue se présente sous forme de flashback comme celle de Fire. Au lever du rideau nous voyons Griffith âgé et confus, en proie à ses démons, dans l’appartement de Long Island qu’il partage avec son fils adoptif Luis. Puis l’action se déplace à Saint-Thomas, l’île natale du futur champion dans la mer des Caraïbes, où le jeune Griffith se prépare à rejoindre le continent pour y trouver du travail. Le tableau suivant nous conduit à New-York où il retrouve sa mère et se fait embaucher dans une usine à chapeaux dont le patron remarque sa carrure et le convainc de devenir boxeur. Ensuite nous voyons Griffith s’entraîner dans une salle de sport, boire un verre dans un bar gay peuplée de drag queens, dîner dans un club où il rencontre sa future épouse et finalement monter sur le ring pour affronter Paret. Le second acte nous montre l’ascension professionnelle de Griffith qui va de victoires en victoires, puis son déclin et enfin son agression à la sortie du bar gay. L’opéra s’achève sur la rencontre du vieux Griffith avec le fils de Paret devenu adulte à qui il demande de lui accorder son pardon. Après quoi l’ex-champion regagne sa chambre à coucher du premier acte.
James Robinson, qui avait déjà mis en scène Fire shut up in my bones a créé un spectacle flamboyant grâce aux décors fastueux d’Allen Moyer, aux somptueux costumes de Montana Levi Blanco et aux vidéos pertinentes de Greg Emetaz.
Au modeste appartement de Griffith entouré d’immeubles sinistres, succède le carnaval coloré de Saint-Thomas puis une gare à New-York, l’usine à chapeaux de Howie Albert, la boîte de nuit bigarrée de Kathy Hagen et la salle dans laquelle l’entraînement des boxeurs donne lieu à un chorégraphie à la fois sportive et sensuelle signée Camille A. Brown. Le point culminant du premier acte est le combat entre Griffith et Paret, sur un ring placé au centre du plateau, au cours duquel chaque coup de poing est présenté comme une séquence de film avec un ralenti et un bref arrêt sur image. Pour cette scène, les deux protagonistes ont été entraînés par un coach. La direction d’acteur virtuose et précise s’inspire du cinéma, impression renforcée par la retransmission sur un grand écran.
La musique se présente comme un savant patchwork où se mêlent diverses influences, le jazz bien sûr, notamment dans la séquence de la boîte de nuit, quelques échos de rythmes caribéens, lors du carnaval et pour le premier air d’Emelda, la mère de Griffith, le tout ponctué de grandes envolées lyriques qui évoquent par moments les musiques de films des années 50. Airs, duos, trios, ensembles et chœurs captent durablement l’attention. Notons que le compositeur réunit par moment les divers interprètes de Griffith le temps d’un duo ou d’un trio. Parmi les airs les plus remarquables, mentionnons le second air d’Emelda accompagné par une contrebasse pincée, l’air poignant de Griffith jeune « When’s a man a man » ainsi que celui de Griffith enfant, interprété par le petit Ethan Joseph à la voix de soprano touchante et juste, qui tient au-dessus de sa tête un parpaing à bout de bras pour évoquer les maltraitances dont il a été l’objet. La partition, moins aboutie que celle de Fire shut up in my bones a été remaniée et étoffée pour sa création au Met. Elle comporte ici ou là quelques redondances, le dénouement par exemple aurait gagné à être plus concis. Elle ne manque cependant pas d’attraits telle qu’elle est, comme en témoigne l’enthousiasme de la salle quasi comble du Met au rideau final.
Comme à l’accoutumée, le Met a réuni une distribution sans faille y compris pour les nombreux rôles secondaires. Tous, en plus d’être d’excellents comédiens, ont le physique de leur emploi comme au cinéma. Edward Nelson, dont le timbre clair n’est pas dépourvu de séduction est parfait dans le rôle du jeune homme gay que Griffith rencontre furtivement dans un bar. Chauncey Packer, également ténor, incarne avec beaucoup de sensibilité le fils adoptif, affectueux et attentionné du boxeur âgé. Troisième ténor de la distribution, Paul Groves fait une composition étonnante en chef d’entreprise reconverti en manager. La voix, qui a tendance à plafonner dans le registre aigu, n’a rien perdu de son impact. Son passé de ténor mozartien lui permet de chanter son air avec un legato impeccable. Pour ses débuts au Met, Eric Greene se révèle convaincant dans le double rôle de Benny Paret père et fils. Arrogant dans la peau du premier qu’il incarne avec une voix claironnante, humble et respectueux face au vieux Griffith ensuite. Le temps d’un air mélancolique, Brittany Renee parvient à émouvoir avec son personnage d’épouse délaissée vouée à la solitude. Stéphanie Blythe est magistrale en tenancière de bar gay délibérément vulgaire. L’ampleur de ses moyens lui permet de couvrir sans difficulté le volume de l’orchestre lors de ses interventions. Son tempérament déchaîné et les répliques parfois graveleuses qui lui sont dévolues, déclenchent l’hilarité du public. Latonia Moore qui incarnait déjà la mère du héros dans Fire shut up in my bones, compose un personnage attachant jusque dans ses excès. Inconséquente et frivole lorsqu’elle rencontre son fils qu’elle ne reconnaît pas tout de suite, elle acquiert une certaine profondeur au fil de l’ouvrage qui s’exprime dans son second air où elle exprime toute la détresse qu’elle cachait en elle.
Enfin trois solistes incarnent Griffith à trois moments de sa vie. Nous avons déjà mentionné plus haut l’étonnante prestation d’Ethan Joseph pour Griffith enfant. C’est Eric Owens qui incarne avec beaucoup de sensibilité le champion au soir de sa vie. La basse américaine possède un timbre rocailleux et un registre grave solide qui lui permettent d’exceller dans cet emploi d’homme blessé dont la santé mentale vacille. Enfin Ryan Speedo Green qui a interprété jusque là des rôles secondaires sur la scène du Met, brûle littéralement les planches en incarnant avec justesse ce boxeur mal dans sa peau, hanté par la mort qu’il a causée, qui cherche désespérément la paix intérieure. Le timbre est velouté et la voix ne manque ni d’ampleur ni de projection comme en témoignait son superbe Kurwenal à l’Opéra Bastille en janvier dernier. De plus, doté d’un physique d’athlète, le baryton est parfaitement crédible sur le ring.
Vêtu d’un survêtement d’entraîneur sportif, Yannick Nézet Séguin dirige cette partition foisonnante avec une aisance et un sens du rythme adéquat. Il parvient à conférer une cohésion qui semble évidente aux divers courants musicaux qui parcourent la musique de Blanchard. Soulignons enfin l’excellence des chœurs préparés par Donald Palumbo dans leurs nombreuses interventions.
Le samedi 20 mai, le Metropolitan Opera retransmettra dans les cinémas du réseau Pathé Live Don Giovanni avec Peter Mattei dans le rôle-titre.