Hervé Niquet est infatigable, et fidèle. Il faut saluer son insatiable curiosité à redonner vie à d’innombrables partitions lyriques françaises, de Lully à Massenet en passant par Boismortier, Catel, Halévy ou Gounod. Le chef d’orchestre est également fidèle à Marin Marais (1656- 1728), dont il avait déjà exhumé Sémélé (1709) il y a plus de quinze ans, en 2006 !
Si Marais reste surtout connu pour son Alcione (1706), rejoué à Favart en 2017, c’est aujourd’hui à l’opéra d’Ariane et Bacchus que revient l’honneur de la découverte, un concert ayant précédé ce disque. En 1696, année de la création, le grand Lully est mort depuis neuf ans et l’Académie royale de musique tâtonne. Si une myriade de nouveaux musiciens s’en voient enfin ouvrir les portes, Pascal Colasse, Louis Lully, Charpentier, Desmarest ou Élisabeth Jacquet de La Guerre peinent d’abord à trouver le succès. Le début de cette période d’interrègne entre Lully et Rameau est néanmoins particulièrement intéressant, et voit l’émergence d’un nouveau genre aujourd’hui appelé opéra-ballet : la reprise du Ballet des saisons de Colasse concurrence d’ailleurs la création d’Ariane et Bacchus, et annonce le succès retentissant de L’Europe galante de Campra l’année suivante. En 1697 toujours, Issé de Destouches déclenchera l’engouement du public pour une autre formule nouvelle, la pastorale. Dans une époque tiraillée entre innovation et continuité, Ariane et Bacchus s’inscrit nettement dans la tradition de la tragédie en musique tout en proposant une dramaturgie singulière.
Las, cet opéra ne réussit guère mieux que ses contemporains. Dans sa correspondance, Louis-François Ladvocat commente les deux premiers actes : « On a répété dans mon cabinet les airs de violon qui m’ont paru des meilleurs, les chœurs en sont très beaux. Pour les rôles, on n’est pas si content ». Quant au drame, « rien ne s’y fait que par les dieux ». Les remarques de ce conseiller du roi ont de la pertinence. Voyons un peu l’intrigue : après un prologue situé sur les rives de la Seine, nous voici à Naxos où Ariane abandonnée fulmine contre Thésée et sa sœur Phèdre. Elle trouve en Adraste un nouveau prétendant, qui délaisse pour elle la princesse Dircée. Ariane n’est point séduite, mais est plus troublée par les avances de Bacchus, débarqué au II. À l’acte suivant, Adraste en appelle à Junon, ennemie de Bacchus. Elle présente un songe trompeur à Ariane, mais l’Amour déjoue le stratagème. Acte IV, nouvelle stratégie d’Adraste : il demande au magicien Géralde d’invoquer les forces infernales. Alecton attise la jalousie d’Ariane, qui manque de tuer Bacchus au V ; c’est néanmoins Adraste qui succombe sous l’épée du dieu. Mercure apaise la princesse et le nouveau couple est célébré par Jupiter et une Junon soudain mieux disposée.
Les ingrédients sont familiers : sommeil et songes, cérémonie interrompue par une divinité, invocation infernale, matelots dansants et chantants, héroïne hésitante poignard en main… Le livret signé Saint-Jean, dont ne connaît rien d’autre que ce drame, a une saveur presque méta-théâtrale dans l’accumulation de ces topos, et désamorce lui-même les accidents qui font généralement l’intérêt de l’action. Ainsi, Ariane n’a pas le temps d’affronter Bacchus après le songe invoqué par Junon, car l’Amour vient immédiatement rétablir la vérité. Le mage Géralde annonce avant même d’invoquer les démons qu’ils refuseront sans doute d’attaquer Bacchus. La furie d’Ariane est sans conséquence, tandis qu’Atys poignarde son amante Sangaride (chez Lully et Quinault), et Idoménée son fils Idamant (chez Campra et Danchet). L’union même d’Ariane à Bacchus semble contrainte : « L’Amour ordonne, obéissez » scelle l’affaire peu tendrement à la fin du III. L’ensemble a de quoi déconcerter, et les nombreux personnages ont peu d’espace pour exister, à l’exception d’Ariane, voire Adraste. Pourtant, cette tragédie qui n’en est peut-être pas une a sa poésie propre, et cette héroïne prise dans une mécanique un peu vaine a quelque chose de touchant. Autre atout, il n’y a aucun temps mort et les divertissements sont parfaitement intégrés et calibrés. D’une constante beauté musicale, Ariane et Bacchus s’écoute donc sans émotions fortes, mais avec intérêt.
Hervé Niquet mène l’ensemble avec énergie ainsi qu’un excellent sens de la ligne et des plans orchestraux. Brefs, les numéros filent promptement – y compris le prologue. Il faut attendre la chaconne du II pour s’arrêter plus longuement sur un même numéro musical, et le sommeil de l’acte suivant pour trouver des accents plus doux. Cette impression tient sans doute autant à la partition qu’à la personnalité du chef, qui, ici comme ailleurs, se distingue superbement dans les divertissements et par son instinct dans les danses, au détriment du tendre.
Niquet et l’équipe scientifique (au CMBV s’est associé un groupe de recherche brésilien) ont également tenu à se rapprocher de l’orchestre de Marais. Ils annoncent sans ambages : « Ni traverso, ni guitare, ni orgue, ni double clavecin, ni contrebasse, autant de colifichets recréant un “pittoresque baroque” très en vogue actuellement mais sans fondement musicologique. » En revanche, le « petit chœur » chargé du continuo est particulièrement riche, et ses sept instrumentistes s’ajoutent à la trentaine du « grand chœur », dont les fameux 24 violons du roi. Cette réalisation favorise nettement les chaudes couleurs des cordes, çà et là pimentées d’irrésistibles percussions, les vents se faisant discrets. L’orchestre du Concert spirituel est impeccable et se plie aux entrelacs d’une écriture exigeante. Du superbe ensemble choral, qui mêle Concert spirituel et Chantres du Centre de la musique baroque de Versailles, louons une parfaite intelligibilité et la fine caractérisation des différents groupes figurés.
Avouons-le, Judith van Wanroij ne nous avait pas toujours pleinement convaincu. Elle s’affirme aujourd’hui brillamment en Ariane, rôle conçu à la mesure de Marie Le Rochois. La soprano néerlandaise a parfait sa diction et, surtout, récite son rôle avec éloquence. Une belle palette de couleurs et d’accents traduisent le parcours d’une femme oscillant entre amertume, agitation, colère et timide résignation. Tout d’une pièce, Bacchus n’a pas cet intérêt. Est-ce pour nuancer ou en raison de la tessiture tendue que la ligne de Mathias Vidal est plutôt hachée ? Il en résulte une certaine affectation, sans grande conséquence ici, la beauté du timbre donnant le change dans ce registre uniment amoureux. Adraste est plus développé, et le baryton David Witczak lui prête tout le relief nécessaire. Matthieu Lécroart n’est pas en reste et campe un magicien plein de caractère. Roi de Naxos bien chantant, Tomislav Lavoie est moins à l’aise avec les graves du sacrificateur. Dernière clé de fa, Philippe Estèphe réussit idéalement ses petits rôles, tandis que la haute-contre David Tricou se joue de la tessiture aiguë de ses brèves mais charmantes interventions. Rôle assez ingrat, Dircée peine à exister, mais Hélène Carpentier s’en acquitte avec sensibilité. Toujours évidente dans ce répertoire, Véronique Gens réussit une Junon haute en couleurs, après avoir été la nymphe de la Seine. Marie Perbost l’accompagne en Gloire dans le prologue, et caractérise habilement Corcine, confidente d’Ariane. Marine Lafdal-Franc enfin est un Amour efficace. Il convient de souligner la qualité de la diction et l’expression de toute l’équipe.
Avec la sortie de la Circé de Desmarest (1693) et avant celle de Céphale et Procris de Jacquet de La Guerre (1694), Ariane et Bacchus vient joliment contribuer à notre connaissance des années 1690 à l’Académie royale de musique, et confirmer la vitalité actuelle de l’interprétation ce répertoire.