Infatigables défricheurs du baroque, italien tout particulièrement, partenaires réguliers depuis quelques années maintenant, Delphine Galou et Ottavio Dantone, à la tête de son Accademia Bizantina se sont posés à Dijon, le temps d’un concert qui restera gravé dans la mémoire de ses auditeurs. Pour les amateurs, aucune véritable découverte (1), et la confirmation de l’excellence des interprètes. En effet, vocalement, le programme reprend en première partie trois des pièces enregistrées par les mêmes dans le récital publié en 2017 https://www.forumopera.com/cd-dvd-livre/agitata-recital-delphine-galou-grave-agitation-mystique/ qu’avait salué Guillaume Saintagne. La seconde partie, profane, emprunte deux airs d’opéras du prêtre roux et une de ses cantates, souvent illustrée par les contraltos comme par les contre-ténors : « Cessate omai cessate ». Quatre concertos, dont un pour viole d’amour, alternent avec les airs confiés à notre soliste.
A son habitude, Ottavio Dantone dirige de son clavecin. Ses musiciens et lui ne font qu’un, et même si le violon solo tient une place évidente, le jeu de chacun et de tous nous comble. C’est nerveux, subtil et nuancé, plein, énergique comme tendre, selon les mouvements du concerto qui ouvre le programme. Le bref andante central, où les cordes jouent pianissimo, permet de valoriser le clavecin et le luth : un régal. Pour la première partie, Delphine Galou a choisi un décolleté noir très seyant qu’elle troquera ensuite pour une élégante parure rouge, en accord avec l’incandescence des pièces suivantes.
Du seul oratorio de Vivaldi qui nous soit parvenu, Juditha triumphans, l’air « Agitata, infido flatu », demeure quelque peu en-deçà des attentes, la voix semblant en retrait de l’orchestre. Parti pris interprétatif, découverte de l’acoustique particulière avec la présence du public, échauffement ? Peu importe. La vigueur, l’impétuosité qu’appellent le texte et la musique s’épanouissent ensuite. De La Betulia liberata de Jommelli – dont Mozart reprit le livret, de Métastase – nous écoutons l’aria « Prigionier che fa ritorno ». L’orchestre, dans son dialogue avec la voix, s’y montre d’une rare séduction. Toujours la musique respire, avec la plus large palette expressive. La voix se déploie dans tous les registres, sans que jamais les graves paraissent poitrinés. L’aisance, l’agilité, la dynamique et les couleurs sont au service du texte (2), dont la diction est exemplaire. La personnalité vocale et dramatique de Delphine Galou, à nulle autre pareille, nous éblouit. Est-il besoin de le préciser ? Tous les da capo de la soirée seront délicatement ornés, virtuoses sans le paraître. Le concerto pour viole d’amour en ré mineur (RV 394) est un régal. L’ample et superbe cadence de l’allegro final suspend le temps, magistrale, et le bonheur des musiciens est partagé. De Porpora, nous retrouvons le rare et ample motet « In procella sine stella vado errando», véritable scène dramatique, dont seul le texte porte l’empreinte religieuse. Sa partie récitative (« Jam cerno in meo timore ») n’est pas moins admirable que celle qui précède et celle qui suit (« In tenebris horroris ») dont le balancement des cordes, modéré, soutient l’expression de la voix. Il s’achève sur un flamboyant alleluia, véritable feu d’artifice, jubilatoire à souhait. Du concerto suivant (RV 138), on retiendra les singulières audaces harmoniques du bref adagio, particulièrement expressives.
De Il Tamerlano, « Qual furore e quale affanno », que chante Asteria est une nouvelle occasion pour notre soliste de faire montre de toutes ses qualités. La légèreté comme l’énergie, la longueur de voix comme une émission magistrale pour cet air connu forcent l’admiration. De l’acte II d’ Il Giustino « Su l’altar di questo nume » marque le retour au combat du vaillant héros. C’est l’éblouissement vocal. Un concerto pour cordes, en la mineur, pour lequel le théorbiste est passé à la guitare, va permettre la transition avec l’une des plus belles cantates pour contralto de tout le baroque, « Cessate omai cessate », souvent illustrée, y compris par les contre-ténors. L’a-t-on déjà écoutée avec une telle émotion, servie par des interprètes d’exception ? Il est permis d’en douter. Le désamour, sinon la trahison de Dorilla, que rapporte le texte (3), va se traduire par toute une gamme d’affects, servie par des changements de tempo et de métrique, par un passage récitatif, qui renouvellent le propos en épousant les mouvements de l’âme. Frissonnante, douloureuse, plaintive, révoltée, toutes les expressions se succèdent, merveilleusement partagées par une contralto chaleureuse, aux moyens et à la technique superlatifs, tragédienne en diable, et par un ensemble en communion, pleinement investis.
Le public ne ménage pas ses acclamations et deux beaux bis, le dernier en apothéose vocale, lui seront offerts en guise de remerciement.
(1) En mars 2021, à Budapest, un récital « Agitata » comportait une demi-douzaine de pièces communes (sur YouTube). Mais rien ne vaut le live, d’autant que l’aisance et l’engagement ont encore gagné depuis.
(2) Malheureusement, les textes chantés ne sont ni projetés, ni imprimés. Leur méconnaissance interdit aux auditeurs, même aguerris, d’en percevoir l’adéquation à la musique et la capacité des interprètes à en traduire fidèlement le sens. Certes les enregistrements les comportent ; comme les partitions, que l’on peut trouver sur le net, mais qui en a le loisir ?
(3) Les mêmes interprètes donnaient l’opéra dans son intégralité à Ravenne, berceau de l’ensemble, en janvier dernier, visible sur YouTube, avec sous-titrages en italien.