Requiem à Naples
Le spectacle imaginé par Romeo Castellucci autour du Requiem de Mozart est de ceux qui laissent des traces, qui vous poursuivent longtemps encore après que le rideau noir soit tombé sur la scène finale, bouleversante. Comme à son habitude, le metteur en scène s’est entouré d’une équipe créative très polyvalente dans laquelle la musique ne constitue qu’un des éléments du projet. Ensemble ils ont enchevêtré plusieurs fils narratifs qui traversent la représentation et en constituent la trame. La dramaturgie se déroule en suivant différentes perspectives, considérant tantôt l’individu (une femme qu’on voit d’abord disparaître puis revenir, à des étapes antérieures de sa vie), tantôt une petite communauté, réunie pour des rituels de fête ou encore la race humaine qui avance inexorablement vers sa fin. Cette Messe des morts célèbre la disparition d’un être humain mais elle prend aussi à son compte un « Grand atlas de toutes les extinctions ». Tout au long de la soirée, une projection va égrener villes, lacs, espèces animales, œuvres d’art, qui ont cessé d’exister, les langues qui sont mortes et, dans un inquiétant geste de resserrement, terminer la liste par des choses de plus en plus proches mais encore pleines de vie, comme le théâtre même où se donne le spectacle : le Teatro di San Carlo à Naples.
Le génie de Castellucci confère à ses créations une telle densité qu’une seule vision ne peut épuiser tous les questionnements, toutes les émotions qui les traversent. Il avoue préférer les questions aux réponses, avec un faible pour les contradictions. Il amène toujours la réflexion, parvient à bousculer nos certitudes et finit par nous faire perdre pied. Il nous engloutit dans son univers raffiné, de beauté poétique et parfois brutale, nourri d’éléments fondateurs comme la terre ou la poussière. Mais une voiture y trouve tout autant sa place.
A la lumière de Mozart
Pour Raphael Pichon, quand il a décidé de se lancer dans cette aventure pour le festival d’Aix en 2019, la démarche fut intense. Il a d’abord fallu décider quelle version choisir de cette œuvre mythique mais inachevée, entourée de tant de légendes et questions. Une fois élue celle de Süssmayer, la plus classique et la plus répandue, il a fallu l’étoffer par d’autres pièces qui soutenaient le propos. La démarche n’était pas d’éclairer par une dramaturgie la musique de Mozart. Pour Castellucci, « ce serait une tautologie ». C’est la musique qui apporte la lumière aux réflexions qu’il nous soumet.
Quelques embûches napolitaines
À Aix et à Bruxelles, Pichon a pu compter sur son propre ensemble Pygmalion. A Naples, seul le chœur Pygmalion est de la partie, l’orchestre est celui du San Carlo, une phalange peu coutumière des expériences historiquement informées. Autre défi à relever, les dimensions nettement plus amples du théâtre, de sa fosse et de sa cage de scène. Tout cela crée des distances qui compliquent la communication entre tous les artistes impliqués : solistes, chœur, danseurs, orchestre et figurants. Ultime caillou dans la chaussure de l’équipe : l’atmosphère étouffante qui pèse sur la direction actuelle de Stéphane Lissner, que le gouvernement italien pousse vers la sortie, à coup de décret, alors que les équipes du théâtre semblent le soutenir et déjà regretter son éventuel départ. Le changement de direction devrait se produire dans les semaines qui viennent. Affaire à suivre.
Castellucci « à casa »
Face à tous ces défis, la création de ce 16 mai – première italienne pour Castellucci – réussit à toucher le public napolitain. La distribution des solistes peine toutefois à emporter une totale adhésion. Alors qu’à Bruxelles Sandrine Piau faisait merveille, vocalement et scéniquement, Giulia Semenzato dérange par un vibrato omniprésent et bien trop large. Sara Mingardo, seule rescapée de la production originale à Aix à la Monnaie, conforte tout le bien qu’on pense de cette grande artiste. Julian Prégardien et Nahuel Di Pierro trouvent le ton juste, et s’insèrent harmonieusement dans l’équilibre vocal particulièrement délicat sur l’immense plateau. Le chœur de Pygmalion porte avec conviction et un très grand investissement l’énergie vitale qui parcourt la soirée. Ils s’approprient toute la scène de manière organique et sans aucune difficulté apparente. La réussite de la soirée leur doit énormément. Deux interventions a cappella du jeune soprano César Badault – au début et à la toute fin – captent immédiatement l’émotion du public. Le soir de la première, il laisse paraître un peu de nervosité, mais cette infime instabilité passagère renforce le propos par sa touchante fragilité. Car pour Castellucci, il n’y a pas de beauté sans fragilité, celle de la fleur dont le flétrissement est déjà programmé.
Raphaël Pichon a dû beaucoup palabrer, convaincre et travailler pour faire adhérer les musiciens du Don Carlo à sa démarche. Le résultat ne pouvait prétendre à un niveau comparable à celui de Pygmalion. Les attaques manquent souvent d’ensemble et des décalages sont perceptibles çà et là. Mais finalement la pâte sonore, ample et généreuse convient bien à ce Mozart très classique, qui reste dans des tempi fort sages, comme si l’objectif était de proposer une interprétation la plus consensuelle possible. Pichon obtient une belle cohésion entre la fosse et la scène, assurant parfaitement le cadre musical dans lequel Castellucci et sa dramaturge, Piersandra Di Matteo, vont dérouler leur projet.
La force du spectacle
Malgré les quelques réserves évoquées, l’indéniable succès de ce Requiem repose sur la force de sa dramaturgie. Le travail de Castellucci s’approche d’un art total qui s’appuie sur la musique, la danse, le texte, les lumières, les costumes, la vidéographie et les arts plastiques. Le tout est réglé avec une redoutable minutie et une imparable efficacité. Il n’hésite aucunement à ajouter des textes nouveaux à l’œuvre qu’il aborde, s’il le juge nécessaire (Zauberflöte). Il entend confronter le passé à notre époque, refuse de l’enfermer dans un quelconque musée. Maître de la disruption, il vous prend à contrepied, vous coupe le souffle, comme par exemple lorsque tous les artistes sur le plateau s’effondrent sur leur côté gauche, en même temps que les arbres plantés plus tôt. Ou encore la scène de la voiture, où une douzaine de figurants offrent des tableaux vivants de leur mort, avec de sublimes références à la peinture italienne baroque. Sans parler du chaos de la scène finale, ni de l’ultime apparition du sopraniste, César Badault qui entonne un poignant « In Paradisum » qui vous transperce.
Forumopera vous recommandait récemment 199 opéras à découvrir avant de mourir. Nous vous invitons à y ajouter en codicille ce Requiem, qui touche tant l’esprit que le cœur.