Depuis qu’elle a fait ses adieux à l’opéra voici une dizaine d’années, Natalie Dessay a mis un point d’honneur à diversifier ses activités. Avec un certain goût pour l’éclectisme, elle a abordé le jazz sous la houlette de Michel Legrand, la comédie musicale -notamment avec Les Parapluies de Cherbourg au Châtelet, la chanson en s’appropriant le répertoire solide de Claude Nougaro et surtout le théâtre où elle s’est illustrée dans des ouvrages exigeants avec une forte présence et un indéniable talent de comédienne, notamment Und de Howard Barker où, seule en scène, elle portait le spectacle sur ses épaules et La Légende d’une vie de Stefan Zweig où elle donnait la réplique à Macha Meril. Aujourd’hui la voilà qui revient vers le classique avec un récital qu’elle promène dans toute la France et qui s’inscrit dans l’air du temps puisqu’il est dédié aux femmes. Le programme astucieusement construit, s’articule en deux parties. La première, est consacrée aux compositrices d’outre-Rhin dont le talent n’a pu s’épanouir dans l’ombre de leur célèbre compagnon comme Clara Schumann, ou de leur frère comme Fanny Hensel-Mendelssohn ou qui ont dû renoncer à l’exercer à la demande de leur époux comme Alma Mahler. La seconde partie, propose une galerie de portraits d’héroïnes, victimes du comportement des hommes, qui peuplent les mélodies et les opéras du répertoire français. La ferveur du public du Théâtre des Champs-Élysées venu nombreux pour l’applaudir montre que la cantatrice n’a pas été oubliée par les amateurs d’art lyrique.
Très élégante dans une robe noire, courte et évasée, La soprano aborde le premier lied avec prudence, et une certaine retenue qui convient particulièrement aux pages plaintives et douloureuses de Fanny Hensen-Mendelssohn dont la carrière a été sérieusement bridée par son père et son frère qui, déclarant qu’elle n’avait jamais souhaité devenir compositeur, ajoutait « Elle est trop femme pour cela [sic] ». Puis la voix s’échauffe peu à peu et s’épanouit pleinement dans les lieder plus aboutis de Clara Schumann qui exaltent l’amour romantique et serein. Ceux qui redoutaient d’assister aux derniers feux d’une chanteuse finissante auront été rassurés. Natalie Dessay est encore en pleine possession de ses moyens, aucun vibrato intempestif n’affecte sa ligne de chant, le timbre lumineux et limpide a conservé ses sonorités juvéniles, le medium s’est étoffé et le registre grave a gagné en largeur. Seuls un ou deux aigus forte légèrement détimbrés en seconde partie pourraient trahir le passage des ans. L’ensemble de ces mélodies mettent en valeur la musicalité et l’intelligence de la cantatrice dont le talent de diseuse rend justice aux poèmes qui les ont inspirées. Ni les textes ni leur traduction ne figurant dans le programme de salle, pas plus que les surtitres durant le concert, Natalie Dessay pallie cette lacune en présentant elle-même, non sans malice, les pages qu’elle interprète pour le plus grand bonheur des spectateurs. La première partie s’achève avec trois lieder d’Alma Mahler et leurs grandes envolées lyriques qu’elle exalte avec une voix radieuse, non dépourvue de sensualité
Après l’entracte la chanteuse paraît dans un ensemble rouge et noir tout à fait seyant et nous offre une « Chanson perpétuelle » particulièrement émouvante suivie de « La Dame de Monte-Carlo », cheval de bataille des sopranos coloratures, dont elle fait une véritable scène de théâtre et qu’elle conclut par une note longuement tenue qui s’éteint doucement comme le personnage qui se noie dans la mer, déchaînant l’enthousiasme du public. Sans transition, la « vieille » héroïne de Poulenc se change en jeune fille au timbre pur et diaphane pour incarner l’énigmatique Mélisande peignant ses cheveux. Suivent une interprétation personnelle mais tout à fait émouvante de l’air de Chimène « Pleurez mes yeux » que Dessay dit avoir rêvé de chanter depuis le conservatoire tout en soulignant qu’il n’est pas pour elle et un air des bijoux ébouriffant avec ses vocalises agiles et précises qui évoquent les fastes de ses grandes années. « C’est un hommage à Hergé » (né un 22 mai), précise-t-elle avec humour.
Tout au long de la soirée la complicité qui unit la chanteuse et son pianiste depuis des années fait merveille. Philippe Cassard offre à sa partenaire un accompagnement raffiné et respectueux des ouvrages qu’il interprète. La délicatesse de son toucher dans les lieder de Fanny Hensel-Mendelssohn ainsi que dans l’élégie de Massenet contraste avec les tourments de Chimène ou les effusions romantiques de la romance en la mineur de Clara Schumann que la musicienne avait dédiée à Brahms. En bis, l’air d’entrée de la Comtesse des Noces de Figaro interprété avec sensibilité et retenue conclut la soirée dans une ambiance chargée de nostalgie.