La voilà enfin cette Caravane du Caire, sans doute le plus grand succès de l’opéra français à l’aube de la Révolution, mêlant tous les genres avec un bonheur constant : opéra-comique, opéra-ballet, opéra seria, voire tragédie lyrique consciente de la révolution gluckiste. Ce succès devint international et se maintint durant toute la période napoléonienne au point que les armées impériales entonnaient régulièrement « La victoire est à nous » (morceau de 55 secondes, c’est dire la popularité de la moindre minute !) et que l’empereur lui-même décerna la légion d’honneur au compositeur belge, pourtant inactif depuis des années, mais resté idolâtré par toute une génération, sans rancune pour sa proximité avec une cour renversée. Sans doute parce que son style très inventif à la mélodie aisée et parfaitement adaptée à la prosodie française s’est conservé jusque sur la scène royale. Cette Caravane du Caire en est l’un des plus brillants exemples : turquerie rondement propulsée par une ouverture explosive (Napoléon aurait même demandée qu’elle fut jouée avant que son navire n’abordât au port du Caire !), orchestration très riche, danses aux teintes exotiques irrésistibles, airs italianisants mais sachant aussi retrouver l’authenticité simple du style français, vaillance, scènes dramatiques, élégiaques ou comiques, c’est un véritable kaléidoscope de ce qui fait de mieux en Europe dans les années 1780. De plus, s’il ne présente pas un intérêt majeur, le livret d’Etienne Morel de Chédeville a au moins le mérite de la clarté et surtout de la vivacité.
La voilà enfin donc, car bien qu’elle ait déjà le luxe de deux très bons enregistrements, l’œuvre n’avait jamais été portée à la scène moderne. Après Richard Cœur de Lion du même Liégeois, la même équipe rend à Grétry les honneurs qui lui sont dus. Déjà représentée à Tours l’an passé, cette production est bien rodée scéniquement et assume l’aspect grand spectacle de l’œuvre. Si l’on est sensible à l’esthétique zeffirellienne, on est ce soir gâtés : contrairement à la norme dans ce genre de production, débauche de costumes et toiles peintes ne servent pas à faire oublier l’absence de direction d’acteur. Marshall Pynkoski sait animer son plateau : les chanteurs sont dirigés avec verve (le pacha pendant les airs des esclaves au bazar) et précision (l’air de Tamorin et la grande scène seria d’Almaïde sont presque chorégraphiées) jusque sur le proscenium qui renforce la proximité avec le public, déjà excellente dans l’intimité de cette salle. Sans compter les ballets très bien réglés par Jeannette Lajeunesse Zingg : ici aussi rien de révolutionnaire, simplement un soin et une qualité d’exécution trop rares dans ces mise-en-scène dites « traditionnelles ». Avec la même visée esthétique pour une œuvre de la même époque, la production d’Amadis de Gaule présentée il y a une dizaine d’année à Paris échouait bien plus loin du but. Ce soir, le sens de l’entertainment triomphe au profit de l’œuvre.
Cette musique qui donne l’illusion de la facilité requiert néanmoins des chanteurs hors pair capable de répondre à une écriture exigeante sans révéler leur effort, ce qui en ruinerait le « naturel ». En incluant de très bons seconds rôles (notamment l’Osmin très vif de Benoît Descamps), les nombreux artistes sont tous très investis mais parfois victimes de cette illusion. A commencer par l’esclave française de Lili Aymonino, piquante comme la décrit le livret, agile et au medium solide mais dont l’aigu est insuffisamment brillant. L’esclave italienne de Chantal Santon-Jeffery a de la gouaille napolitaine à revendre, mais même si les notes sont bien là et sonores, son air métastasien à vocalises sent trop l’effort pour convaincre et révéler sa nature parodique. Enguerrand de Hys joue un Tamorin diablement bouffon, au point de parfois trop acidifier l’émission dans son air du papillon. Robert Gleadow incarne un pacha très présent scéniquement mais un peu limité dans le grave, son français exotique malmène parfois la liquidité des phrases de Grétry mais reste très compréhensible. Hélène Guilmette est une Zélime emportée et élégante, tandis que Jean-Gabriel Saint-Martin incarne avec bonheur un arlequinesque marchand d’esclave puis le noble père deus ex machina avec le même impeccable a propos stylistique. Si Pierre Derhet est un Saint-Phar bouillonnant et très bien chantant, c’est pourtant bien Marie Perbost qui domine la distribution : grâce à son ambitus d’abord qui lui permet de jouer le dessus française comme la prima donna italienne, deux typologies vocales que la partition se plaît à fondre, son jeu d’actrice ensuite qui rend crédible son air de vengeance « Je souffrirai qu’une rivale » sans se départir d’un délicieux second degré, et sa prononciation gourmande enfin qui nous fait déguster son texte.
La déception (relative) vient de l’orchestre : alors que le chœur marie constamment précision et animation, l’orchestre du Concert spirituel est ce soir trop emporté, avec parfois des solistes en difficulté (le hautbois de l’ouverture). Ainsi par exemple le délicat chœur « Après un long voyage » qui devrait offrir un contraste plaisant avec la tonitruante ouverture (aux timbales bizarrement discrètes derrière ces glissandi de trompette) est-il entonné avec la même énergie fruste qu’une bourrée paysanne. Ce n’est pas la première fois que l’on se demande si Hervé Niquet n’accélère pas volontairement les tempi par crainte de lasser, comme s’il ne faisait pas confiance à l’ouvrage. Sans doute pour la même raison, dommage également qu’une demi-heure de musique (au ballet du II surtout) ait été sacrifiée pour une œuvre qui n’en dure pourtant que deux. Au moins ne tombe-t-on pas dans le stéréotype de préciosité qui colle à ce siècle et enterrerait cette musique : la scène de bataille est lancée avec la même énergie que le bon peuple de Paris déferlant sur la Bastille. Louons aussi le sens de la danse de cet ensemble : difficile de ne pas taper du pied voire de se dandiner pendant les nombreux morceaux à la rythmique entraînante. Terminons également en mentionnant l’effectif qui témoigne du soin accordé à cette résurrection : 40 musiciens placés autour du chef (les vents de dos), dont 2 chapeaux chinois et 30 choristes. Espérons que cette luxueuse Caravane continuera longtemps sa route.