C’est un programme comme il n’y en a plus beaucoup, que proposait Bryn Terfel à l’Opéra Royal de Versailles. Un programme « carte de visite », une sorte de marathon proche de ceux auxquels été habituées les divas d’antan, passant de quelques arie antiche à des mélodies françaises pour terminer en triomphe par des airs d’opéra avec contre-mi bémol ajoutés. Version Bryn Terfel, ça passe forcément par Mozart, ça bifurque bizarrement du côté de Rossini et de Haendel, pour se conclure par les pièces irlandaises et galloises qu’il affectionne depuis toujours.
Pour commencer, c’est donc Mozart, qui fit du baryton une star dès ces débuts scéniques, il y a maintenant une trentaine d’années. « Non piu andrai » est maîtrisé jusqu’à la dernière nuance, dans une version éminemment théâtrale, vociférante et sarcastique. L’air de Leporello, avec un smartphone pour catalogue, achève de conquérir un public chargé de donner de la voix quand il est temps d’évoquer les « mille e tre » conquêtes espagnoles de Don Giovanni. Entre les deux, il fallait bien une pause : il s’agit de Io ti lascio, o cara, addio, parenthèse de soupirs entre deux éclats de rire. L’ampleur des moyens de Bryn Terfel se prête plus facilement à l’écriture des grands rôles dramatiques (qu’on se souvienne de son Wotan, de l’émerveillement de ses premiers Jochanaan) qu’aux prouesses d’agilité : que le chant syllabique rossinien lui échappe ne surprendra personne. C’est par sa présence que ce Don Magnifico emporte l’adhésion, de même que la « Calunnia » du Barbier de Séville, si elle met à mal le souffle, s’appuie sur un sens implacable de la narration et du crescendo.
Bryn Terfel avait consacré un disque, il y a vingt-cinq ans, aux grands airs de Haendel. Aujourd’hui encore, le velours du timbre et la richesse d’une technique permettant de beaux allègements (quitte à recourir à la voix de tête) font le prix d’interprétations au charme quasi anachronique : nous ne sommes ni chez William Christie ni chez Ottavio Dantone, mais cet « Ombra mai fu » émeut, tout autant que la « Sarabande » en ré mineur, à laquelle Laurent Campellone et l’Orchestre de l’Opéra Royal donnent son juste équilibre entre rythme et pathos. La flamboyante ouverture de Coriolan qui suit ouvre la voie à un extrait du Fidelio de Beethoven : Pizarro ferait presque figure de petit rôle pour un chanteur de la trempe de Terfel, mais le sadisme et la brutalité de « Ha ! Welch ein Augenblick » feraient cauchemarder les plus grands fans de films d’horreur. Folklore celtique pour terminer la soirée, sans que cette habitude prenne les traits d’un passage obligé : la ferveur de « Loch Lomond », l’émotion contenue avec laquelle Terfel sussure « Passing by Ireland » ou encore « My little Welsh home » donné en bis renversent le public et galvanisent un chef et un orchestre d’une implication impeccable, au diapason du charisme du chanteur.
A plusieurs reprises, on est prêt de se dire que Terfel en fait trop, qu’il s’appuie sur son incroyable présence avec un soupçon de complaisance. Il faut pourtant bien reconnaître que le simple plaisir de chanter domine largement la volonté narcissique d’épater. Ovationné, l’ogre quitte la scène en jetant à la salle des sourires d’enfant.