Avec ce concert, l’édition 2022 du Festival de Saint-Denis ferme la boucle des trois Stabat Mater proposés cette saison : celui de Rossini, celui de Pergolèse et enfin celui de Poulenc ce soir, lequel est précédé des Illuminations de Britten et d’un extrait des merveilleux Quatre motets pour un temps de pénitence de Poulenc, le premier d’entre eux, Timor et Tremor.
« Dès la mort de Christian Bérard, je décidai d’écrire à sa mémoire une œuvre religieuse. J’avais d’abord songé à un Requiem, mais je trouvais cela trop pompeux. C’est alors que j’eus l’idée d’une prière intercessionnelle, et que le texte bouleversant du Stabat me parut tout indiqué pour confier à Notre-Dame de Rocamadour l’âme du cher Bérard ». La disparition à 46 ans, début 1949, de « Bébé », Christian Bérard, peintre et fameux décorateur de théâtre de l’entre-deux guerres, avait laissé ses nombreux amis bouleversés. Poulenc est de ceux-là. Sa gouaille et son esprit potache ne doivent pas faire oublier combien sa foi était profonde, en tout cas à ce moment de sa vie. Il s’en était longtemps détourné avant de revenir vers elle à la mort de Pierre-Octave Ferroud et d’autres amis avant la guerre, période durant laquelle il écrit de grands chefs d’œuvre religieux, dont, d’ailleurs, les Quatre motets pour un temps de pénitence.
Crée en juin 1951 à Strasbourg, le Stabat Mater est écrit pour soprano, chœur mixte à cinq voix et orchestre. L’un des enjeux pour les interprètes est de retrouver et respecter le subtil équilibre voulu par Poulenc pour écarter la pompe du Requiem et coller au texte du Stabat tout en faisant ressortir la figure radieuse de l’ami disparu. Poulenc parlait d’un « élan lyrique et mystique » dont le recours ponctuel à une soprano soliste est l’un des vecteur, mais sans chercher à prendre le dessus. En se plaçant au milieu des chœurs, derrière l’orchestre, Jodie Devos rend d’ailleurs d’emblée très visible l’objectif poursuivi par le compositeur : pas devant mais dedans.
Disons le sans artifices : le petit miracle d’équilibre précité est largement atteint par les artistes ce soir. De ses grands gestes pleins de fluidité, de clarté, d’expressivité, Alexandre Bloch se concentre forcément beaucoup sur le chœur de l’Orchestre de Paris, qui tient dans ce chef d’œuvre le premier « rôle ». Je ne crois pas qu’il ait eu une formation de chef de choeur mais on le jurerait ! Et ce chœur, vaste, engagé, concentré, livre une prestation d’une telle beauté, on voudrait même dire d’une telle pureté, dans l’homogénéité comme dans le détail des pupitres, qu’on aurait bien voulu un bis… de tout le concert. Rien d’étonnant dans ces conditions que les deux chefs qui en ont pris la direction au départ de Lionel Sow, Marc Korovitch et Ingrid Roose, obtiennent avec leurs choristes l’ovation de toute la nef et qu’à la sortie, des bravos fusent du public qui se presse vers les portes à la vue des derniers artistes attardés sur scène.
Alexandre Bloch, sans atténuer les contrastes de la partition (les brusques embardées de l’orchestre dans le Cujus animam ou surtout le Quis est homo, ont une violence tragique qui n’est pas masquée et dont certains traits annoncent le futur Dialogue des Carmélites ; le tranchant des cordes sur des rythmes pointés dans le Fac ut portem… ), tire cependant ce Stabat Mater vers la lumière, vers cette bonhommie radieuse qui ensoleille la conclusion de l’œuvre. Dans cette perspective, la merveilleuse voix de Jodie Devos, qui fait ses débuts à ce Festival, nous vient du fond du chœur pourrait-on dire, comme si elle descendait du ciel, comme un baume consolateur, avec une projection qui lui permet de passer au-dessus du chœur tout en se fondant dans ce dernier, ce qui doit autant à son talent qu’à l’écriture subtile de Poulenc.
Et cette impression de lumière céleste avait été préparée par les deux œuvres précédentes. Ecrites alors qu’il avait 25 ans pour soprano (ou « voix aiguë ») et cordes, les bien nommées Illuminations de Britten mettent en musique dix poèmes de Rimbaud et offrent elles aussi mille contrastes, entre hallucinations et poésie, radieuse ou morbide. Les cordes de l’orchestre sont magnifiques de densité, en particulier les graves, très sollicités et qui grondent sous les voutes de pierre. Dans cette œuvre, Jodie Devos remplace presque au dernier moment Sophie Karthäuser, souffrante. Nous aurions vraiment beaucoup aimé entendre cette grande artiste dans cette oeuvre, mais nous ne lui ferons pas injure en écrivant que le mélange d’espièglerie, de gravité, de poésie de Jodie Devos, rayonnante dans ces pages qu’elle aborde d’un sourire complice avec le chef, est un ravissement qui ne nous fait pas regretter ce rendez-vous manqué. La diction n’est pas toujours parfaite ou en tout cas pas toujours intelligible dans cette acoustique si particulière, mais chaque mélodie est habitée, des Fanfares initiales jusqu’au poignant Départ, en passant entre autres par les scansions de Marine.
Placée comme une sorte de sas entre cette promenade hallucinée et le Stabat Mater, le premier des Quatre motets (mais le dernier composé, en 1939) pour un temps de pénitence de Poulenc, Timor et Tremor, pour chœur et orchestre, annonce le passage de la violence à la paix que sera le Stabat, avec le début duquel d’ailleurs, il est ici enchainé presque sans transition et très naturellement.