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Anita Cerquetti (1931-2014) ou la défaite des sopranos

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Actualité
26 juin 2023
Les mythes prospèrent souvent sur les cendres des destins foudroyés. Née le 13 avril 1931 à Montecosaro, dans la région des Marches, Anita Cerquetti chanta moins de dix ans, jusqu’en 1960, avant de se retirer définitivement des scènes. Sa voix continue de nous hanter.

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Les années de galère
 

La légende raconte que son talent fut découvert à l’âge de 16 ans, lors d’un mariage. Sur les conseils d’un des convives, musicien au Teatro San Carlo de Naples, la jeune Anita rejoint le Conservatoire Fransceco Morlacchi à Perouse. Sept (ou huit ?) années de pratique préalable du violon facilitent son apprentissage du chant.

Un concert en 1949 à Citta di Castello, en Ombrie, lui offre une première rencontre avec le public. Au programme, des airs d’opéra où s’ébauche déjà son répertoire de soprano lirico spinto. Verdi en marque la limite. Ne seront jamais franchies les lignes pucciniennes de Tosca, Manon Lescaut et même Turandot, pourtant proposées par Rudolf Bing à New York. Un deuxième concert en mars 1951 à Pérouse donne lieu à un engagement six mois plus tard à Spoleto dans le rôle-titre d’Aida. Quelle chanteuse pourrait aujourd’hui envisager d’amorcer sa carrière à l’âge de 20 ans dans un pareil rôle, fût -ce sur une scène de second plan ? Limpidité, puissance, perfection de l’intonation et de la diction : les critiques sont élogieuses, insuffisamment cependant pour que cette première expérience scénique soit suivie de propositions concluantes. Retour à la case départ. Quelques concerts, deux représentations d’Il trovatore à Milan… Anita ronge son frein et décide de perfectionner sa technique à Florence.

L’épouvantail Callas 

Nabucco dirigé en décembre 1954 au Teatro Comunale par Tullio Serafin mettra le feu aux poudres – Tito Gobbi chantait le rôle-titre ; Boris Christoff, Zaccaria. Mais le destin auparavant a tendu une main providentielle à Anita Cerquetti. En août 1953, un Trouvère aux arènes de Vérone attire l’attention sur la jeune soprano. Sa devancière dans cette production a pour nom Maria Callas. Première rencontre entre deux légendes antonymes, fors leur répertoire. Voici le moment de citer André Tubeuf qui trouvait en Cerquetti « tout ce que Callas n’eut jamais, la consistance royale du son, la plénitude hardie de la ligne, et aussi, déjà, par endroits, reflet de l’art magique de Callas, cette impressionnabilité, cette ombre soudaine sur l’inflexion, cette fragilité grandiose inoculée par Callas Déjanire (tunique de Nessus !) qui, avant sa devancière et modèle et rivale, allait la dévorer. »

Chez Callas, la voix au service du drame ; chez Cerquetti, le drame au service de la voix, s’il faut résumer. Incomparables l’une et l’autre. Leurs noms seront de nouveau associés, non sans douleur, en 1958 lorsque la seconde sera appelée à remplacer la première durant une représentation romaine de Norma en présence du Président de la République italienne provoquant un des plus formidables scandales de toute l’histoire de l’opéra. 

Au sommet de son art (et quel art !)

 

 

Norma, non à Rome, mais à Barcelone en décembre 1956 marque l’acmé cerquettienne, le moment où la soprano entre dans l’histoire du chant. Cerquetti avait ajouté le rôle à son répertoire une année auparavant à Florence aux côtés de Franco Corelli. Standing ovation de plus d’une heure. Délire. Mise en place d’un cordon de sécurité pour raccompagner la cantatrice à son hôtel. 

Son art, parlons-en. Comment expliquer le pouvoir immarcessible d’une voix, au mépris du temps, envers et contre la qualité sonore des enregistrements par lesquels cette voix nous est transmise. Cerquetti ne compte dans sa discographie que deux titres officiels : Gioconda en 1958 dirigée par Gianandrea Gavazzeni – toujours la référence, malgré Callas en 1952, la première intégrale studio de la Divine – et un an plus tard un récital d’airs d’opéra passé à la postérité dans la collection Grandi Voci du label Decca. La photo disgracieuse utilisée en couverture a longtemps diverti, nuisant autant à l’image d’Anita Cerquetti qu’elle a servi la légende à sa manière. Les autres témoignages sonores sont des pirates qui, selon les soirs, touchent au sublime (un ballo un maschera, Mosé) où trahissent les premières failles, sans cependant laisser augurer de l’imminence de la chute. 

A Barcelone, les critiques à court de vocabulaire pour traduire leurs impressions citèrent les noms de Malibran et Pasta. Foin de name dropping ! Anita Cerquetti, c’est d’abord une grande voix, d’une beauté inouïe, une étoffe de velours pourpre, ourlée d’hermine et brodée d’or. Statique sur scène d’après les témoignages, il suffisait qu’elle ouvre la bouche pour mettre le public à genoux. L’ampleur, la largeur, la longueur, le legato, le contrôle du souffle, le tracé somptueux de la ligne, la souplesse, certes. D’autres les eurent, d’autres les ont, sans forcément réunir l’ensemble de ces qualités, avec une technique parfois supérieure, autorisant certains effets dont Anita Cerquetti se dispense (le trille !). Des nuances, des ornements que l’on ne cherche pas, que l’on n’attend pas puisque son chant n’a pas besoin de tels artifices pour atteindre sa cible. Moins de science, plus de cœur. Une sincérité, une vibration, prescience d’un fatum qui trempe son chant de larmes et lui communique une urgence rare. « O Re dei Cieli », l’air d’Agnes de Hohenstaufen de Spontini a-t-il un jour été chanté avec plus d’intensité, comme une course à l’abîme ?

Ce coup de sirocco excepté, Anita Cerquetti n’est jamais aussi évidente que dans les rôles emblématiques de ce que Catherine Clément appelle « la défaite des femmes ». Gioconda trahie, harcelée, contrainte au suicide ; Elvira dans Ernani, les deux Leonora verdiennes, enjeux de désir, convoitées, poursuivies jusqu’à l’issue fatale ; Anaide dans Mosé sommée de choisir entre son amour et Dieu ; Norma et Abigaille, oui mais lorsque vaincues, elles déposent les armes aux pieds de leurs vainqueurs – la première sublime dans l’ascension au bûcher, le « Su me morente esanime » de la seconde à la fin de l’opéra, crucifié. 

Fin de l’épopée, début de la légende 

6 janvier 1957 : Anita Cerquetti interprète à Florence la grande scène d’Amelia au début de l’acte Il du Ballo in Maschera. Une vaste clameur accueille la fin de l’air et – inimaginable aujourd’hui – les applaudissements, furieux, débordent sur les premières mesures du duo suivant. Il faudrait interrompre notre récit sur ce triomphe. De part et d’autre de l’Atlantique – en France, au Sud de la Loire uniquement, Marseille, Nice, Toulouse, Avignon… – l’étoile file. Aida à Rome ; Don Carlo à Palerme ; Gli Abenceragi (Cherubini) et Ernani à Florence ; Aida de nouveau et La forza del destino à Rome ; Aida encore et Il Trovatore à Mexico ; Norma à Philadelphie ; Paride ed Elena (Gluck) en version de concert à New York ; Un ballo in maschera et Don Carlo à Chicago : Norma à Naples. Rien que pour la seule année 1957, sans parler des sessions d’enregistrement de Gioconda, de quelques concerts et de son mariage avec le baryton Edo Ferretti juste avant une représentation de Norma à Vérone. 1958 se poursuit à la même cadence. Puis à partir de 1959, rien à l’exception d’une poignée de représentations de juin à octobre 1960. Anita Cerquetti s’est tue.

Mort de son père et de son mentor, le maestro Mario Rossini ? Surmenage ? Attaque cardiaque ? Spasmes du nerf trijumeau ? Déclin vocal prématuré ? Naissance de sa fille (en 1965 !) ? Lassitude ? Crainte ensuite, après plusieurs années d’interruption, de se confronter à son propre fantôme ? L’incompréhension a engendré une série de suppositions qu’Anita Cerquetti plus tard balaiera d’un « basta » définitif : « Je n’avais rien, que la musique. A un certain point, se ressent le besoin de quelque chose d’autre. J’ai pris une décision, j’ai dit : ça suffit ! ». Basta ? Non. Trois décennies plus tard, Poussières d’amour, le film de Werner Schroeter, le confirmera : la légende ne faisait alors que commencer.

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