Une femme fatale, un déserteur jaloux, les brûlants remparts de Séville : Carmen est toujours aussi propre à déplacer les foules et à les émouvoir. Au sortir de la première, dans l’immense Zénith, de plus de 5000 places assises, le bonheur est entier d’un public chaleureux. Le pari un peu fou a été gagné : le principe, éprouvé avec succès en plusieurs lieux, était neuf à Dijon, sinon en Côte d’Or (1) : réunir sur un projet fédérateur des professionnels et des amateurs, projet qui mobilise particulièrement les jeunes lycées et étudiants, pour une réalisation dont la qualité ambitionne celle que réservent les salles spécialisées. Plus de 18 mois de préparation, allant de la recherche des sponsors à l’organisation logistique, en passant par les recrutements (solistes, orchestre, chœur, danseurs, mais aussi décorateurs, costumiers etc.), et, surtout, un patient travail d’apprentissage musical et dramatique de la partition et de la mise en scène, l’ambition pouvait passer pour irréaliste.
On ne saurait apprécier cette Carmen à l’aune des productions de nos institutions lyriques, au risque de compromettre la poursuite de cette passionnante aventure. Rappelons que nous sommes au Zénith, dédié aux musiques « actuelles » et que les règles en sont sensiblement différentes de celles d’une salle lyrique. Le volume et l’acoustique imposent une sonorisation. Ainsi, chaque pupitre (matériel) de l’orchestre est muni d’un micro. Il faut louer le travail des ingénieurs du son : rien n’est écrasé ou déséquilibré. A peine aurait-on souhaité davantage de mise en valeur des bois. Le public se distingue aisément de celui d’une salle dédiée à l’opéra, par sa diversité, par sa tenue (2), et par l’atmosphère bon enfant qui prévaut.
L’orchestre, de plain-pied, occupe l’espace entre le plateau et lui. Cinq éléments mobiles en guise de décor, dont les combinaisons renouvellent l’espace. La lecture scénique, fidèle, est prosaïque, efficace, dépourvue d’outrances comme de réelle séduction. Toute référence à la brûlante Andalousie est gommée. Les vestes de militaires, d’un bleu agressif, annoncent la couleur des costumes, déclinant toutes ses nuances, alors qu’Escamillo apparaît bien pâle dans son habit rouge défraichi. Les lumières, convenues, restent très sages. L’idée est bienvenue de recourir aux danseurs du CRR de Dijon pour animer l’espace scénique durant les passages instrumentaux, même si son caractère systématique peut lasser. La gestion des foules permet de beaux tableaux qui ne sont pas sans rappeler ce qui se faisait au Châtelet dans les années soixante. Au III, le bivouac des contrebandiers autour de l’image d’un feu, où ils tremblent de froid, vient tout droit d’une gentille fête des écoles d’antan. Oublions, l’essentiel n’est pas là.
La plupart des solistes, familiers de l’emploi, y construisent leur personnage – le plus souvent fort bien – sans qu’une authentique direction d’acteur soit perceptible. Les ensembles, quintette puis trio des cartes, retiennent l’attention, particulièrement soignés au niveau scénique et, surtout, musicalement exemplaires.
Carmen met le feu aux cœurs. Ici, pas de femme fatale, maléfique, mais une jeune femme « coquette, sensuelle, inconsciente » (R.Hahn). Ce sera une des révélations de la soirée : Ahlima Mhamdi est une des plus belles Carmen écoutées ces dernières années. La voix est chaude, colorée, expressive, et l’émotion est au rendez-vous, non seulement dans les airs célèbres mais aussi dans les passages où les demi-teintes le disputent à de solides graves, jamais poitrinés. L’engagement et le jeu dramatique sont à l’avenant. La chanson bohême et les « tra, la, la » atteignent des sommets. Une authentique Carmen, dont il faut guetter les apparitions.
© Nicolas Woillard
Avi Klemberg n’est pas une découverte et on apprécie toujours son émission généreuse, souple, colorée. Tous les moyens vocaux sont au rendez-vous pour camper un Don José, ici indifférent aux charmes de la Bohémienne avant d’y succomber. L’égalité des registres, le souci expressif débarrassé des fréquentes outrances nous ravissent. Par contre, on comprend mal comment Carmen ait pu s’éprendre de cet homme entre deux âges, grisonnant, et dont la prestance ce soir n’est pas la première qualité. Prise de rôle, peut-être, insuffisance de la direction d’acteur, certainement. Son duo avec Micaëla (« Parle-moi de ma mère… »), sensible, est remarquable. Le si bémol aigu (« et j’étais une chose à toi ») est chanté piano, émouvant sommet d’une ligne de chant impeccable. Dommage que la crédibilité du jeu ait altéré cette réussite vocale. Micaëla n’est pas la jeune oie un peu falote, mièvre, que l’on trouve fréquemment : délurée, vive, séduisante, assurée, Mathilde Lemaire est charmante, la voix est bien timbrée comme conduite, une découverte. L’Escamillo de Nicolas Rigas ne bombe même pas le torse, et son émission peine à traduire la personnalité de ce bellâtre infatué de sa personne. L’émission est pâteuse, sans séduction. Là encore, on s’étonne que notre belle Carmen ait pu s’amouracher de ce très quelconque torero (3). Que de bonheur nous réservent la Frasquita de Charlotte Bozzi, comme sa complice, Mercedes (Astrid Dupuis) ! Elles s’accordent à merveille, leur chant comme leur jeu répondent pleinement aux attentes. L’émission est claire, bien projetée, colorée à souhait, et le trio des cartes est un sommet. Ronan Debois en Morales peine à convaincre. Fatigue vocale passagère ? Par contre, le Zuniga de Nicolas Certenais en impose, la voix est solide, bien timbrée, et ses interventions sont irréprochables. Quant au Dancaïre, Laurent Deleuil, et au Remendado, Nicolas Rether, ils sont avantageusement servis, vocalement comme dans leur jeu.
Les chœurs, confiés à des amateurs, sont particulièrement réussis, dès le « Sur la place, chacun passe… » des hommes. Les femmes ne seront pas en reste en cigarières. Pratiquement pas de décalage avec l’orchestre, y compris dans les pièces plus complexes (le début du quatrième acte), on mesure le travail individuel et collectif pour parvenir à cette mise en place, cette précision, cette intelligibilité expressive. Les mouvements et attitudes de chacun sont bien réglés et la réussite sera régulièrement saluée par des applaudissements nourris. Le chœur des gamins, scéniquement trop sérieux, est fort bien chanté, frais et juste.
Rien ne permet vraiment d’imaginer que l’orchestre Ribaupierre (4) est formé d’amateurs, tant le jeu de chacun, les couleurs, la précision et la dynamique sont remarquables. Bien des formations lyriques professionnelles pourraient leur envier ces qualités. Là encore, comment ne pas saluer cette performance ?
Maxime Pitois, initiateur du projet, est un jeune chef confirmé dont l’essentiel de l’activité se partage entre la Suisse romande et la Bourgogne, d’où il est originaire. Indéniablement, il impulse une formidable énergie à son orchestre, comme à tous les interprètes. La direction, toujours soucieuse des voix et des équilibres, confirme que nous avons affaire à un chef lyrique promis à une belle carrière. L’intelligence des tempi, la conduite des progressions, les contrastes, n’appellent que des éloges.
L’adhésion manifeste du public le plus nombreux à cette démarche est manifeste, la chaleur et la durée des acclamations en témoignent. L’idée est maintenant de pérenniser la formule, et de décliner ce projet sur tout le territoire régional. Puisse ce premier succès constituer la première étape d’une approche renouvelée de l’opéra !
(1) De Narbonne à Saint-Brieuc et Strasbourg, en une dizaine de lieux, Labopéra, fondé en 2006 à Grenoble (Fabrique Opéra), a essaimé, visant à impliquer les jeunes, dans un lieu populaire, pour des ouvrages accessibles à tous. A signaler qu’une Carmen, avec une ambition qualitative égale, avait été montée dans des conditions comparables à Vitteaux et Sombernon (Côte d’or) en 2009...
(2) On consomme pop-corns et Coca-cola dans la salle, on photographie, on applaudit dès la fin de la première partie du prélude… Très rares sont les habitués du théâtre lyrique, manifestement. Celui de l’opéra local bouderait-il ?
(3) Nicolas Rivas nous informe, après qu'il ait pris connaissance de ce compte-rendu, qu'il était souffrant et a accepté de chanter pour sauver les représentations. L'annonce en a été faite à la seconde représentation, à laquelle nous n'avons pas assisté. Dont acte. (4) Du nom de son fondateur en 1917, Emile de Ribaupierre, musicien vaudois particulièrement remarquable (formé à Prague, puis à la Schola cantorum de Vincent d’Indy, en Angleterre et à Berlin), qui laisse une œuvre importante, mais aussi le souvenir d’une action en faveur de la musique comme moyen d’éducation. L’orchestre est basé à côté de Vevey.