L’histoire, c’est connu, aime à se répéter. En 2015, Véronique Gens et Susan Manoff proposaient dans l’auditorium du Musée d’Orsay un récital de mélodies, françaises pour l’essentiel. Sept ans après, les deux inséparables offrent au même endroit un programme recentré sur Reynaldo Hahn, qui appelle les mêmes remarques et suscite les mêmes éloges, au point que l’on pourrait mot pour mot reprendre ce que l’on avait alors écrit : Un auditorium sans sièges vides ou presque – qui dément la prétendue désaffection du public pour ce répertoire, relève Véronique Gens – ; un auditoire ravi dont il faut modérer le légitime enthousiasme en lui demandant de ne pas applaudir après chaque numéro ; une pianiste extravertie, « toute en courbes et en volutes » ; une soprano bras nus, corsetée dans une longue robe rouge puis blanche, « toute en angles, droite jusque dans le ligne ininterrompue d’un chant remarquable de tenue » ; le yin, le yang, etc.
Mais cette fois le piano capte l’attention plus que la voix. Question d’humeur ou conséquence d’une prononciation plus relâchée qu’à l’habitude qui empêche de gouter le mot autant qu’on le voudrait ? Peut-être aussi parce que Susan Manoff ose arracher cette musique des serres moites dans laquelle trop souvent elle étouffe pour l’animer d’un mouvement parfois déconcertant mais toujours stimulant.
Les pages instrumentales extraites du Rossignol éperdu deviennent alors le pivot d’un programme articulé en quatre parties au gré de « leurs parfums » – Hahn n’ayant composé que peu de cycles, explique Véronique Gens. Dans ce recueil de cinquante-trois « poèmes pour piano », le compositeur essayait de s’affranchir de l’étiquette salonnarde qui hier – comme aujourd’hui encore – s’attachait à sa musique. Des pages comme « La danse de l’Amour et de l’Ennui » ou « Hivernale » s’avèrent terrains d’expérimentation dont Susan Manoff sait révéler une forme d’audace. Véronique Gens se glisse alors sur une chaise derrière la pianiste, dos tourné au public, comme pour contempler les horizons aventureux que dessine d’un geste souple sa partenaire.
Ce jeu tout en contrastes où d’impudiques élans alternent avec d’amers silences surligne dans les mélodies de Hahn l’attention portée à l’instrument en contrepoint d’une compréhension naturelle du mot et, au-delà, des fantaisies de la phrase poétique. Proust en comparait l’effet à la « silencieuse et solennelle ondulation des blés sous le vent ».
Que retenir alors de ce florilège de vingt-quatre mélodies cueillies parmi les quelque ceng-vingt-cinq du corpus hahnien ? Dans l’ordre capricieux dicté par la mémoire : la tendresse de Tyndaris étreint par une voix d’une volupté inaltérée ; Les Cygnes dont on aime à penser que leur ballet sentimental sur le « lac d’amour » fut inspiré par la rencontre avec Marcel Proust ; Néère inévitablement ; le cheminement à pas lents de L’allée est sans fin ; et si débordé par le nombre il ne fallait en retenir qu’une, cette Dernière Valse à la saveur doucereuse du temps perdu que l’on fredonne encore au moment où l’on écrit ces lignes.