S’il est assez rare d’écouter dans la chanson de variété des artistes qui ont fondé leur renom sur le répertoire baroque, il est exceptionnel, particulièrement en France, que tout un récital soit consacré à la mélodie populaire. C’est le pari qu’ont fait Mariana Florès et Quito Gato, ambassadeurs de la culture traditionnelle (et savante) d’Argentine, avec Romain Lecuyer (contrebasse) formé à Buenos-Aires, après un beau parcours dans notre pays.
Le festival Bach à Bacchus, qu’organisent Les Amis de la Musique à Meursault, a eu la bonne idée d’ouvrir son édition 2023 avec ce concert singulier, réunissant nos trois artistes, pour la première production publique d’un récital qui sortira en CD dans quelques mois sous le label Alpha-Classics.
Avant même de les écouter, le programme – bilingue – permet à l’auditeur de découvrir de petites merveilles poétiques. C’est un florilège d’une quinzaine de chansons (sans compter les généreux bis), avec deux magnifiques soli instrumentaux, qui sera offert au public. La plus large palette expressive permettra aux artistes de peindre les amours, souvent douloureuses, les joies comme les peines, la nature, la vie sociale de ce peuple chaleureux et attachant. L’auditeur est ainsi invité à une riche découverte du patrimoine de nombreuses régions, viticoles entre autres. Des anonymes, transmis oralement, aux compositeurs de notre temps (Ariel Ramirez, auteur de la Misa Criolla), en passant par Atahualpa Yupanqui et Daniel Garcia (beau-père de Mariana Florès), les pièces retenues se signalent par la qualité littéraire de leurs textes comme par leur richesse d’invention mélodique. Ajoutez à cela la mémoire des musiciens – mémoire inconsciente ou délibérée – de la pratique des musiques anciennes, et vous obtiendrez un petit miracle, qui vous captive tout au long de ce moment de bonheur. L’âme d’un peuple y trouve ses lettres de noblesse.
Sans jamais une once de trivialité, Mariana Florès vit les personnages auxquels elle prête sa voix. On en connaît les qualités rares, de couleur, de projection, de longueur et d’engagement physique. Elle trouve les inflexions, les accents, d’une aisance naturelle, avec, toujours, le souci d’une expression juste. L’élégance demeure, bien que ce chant vienne des tripes. Du chuchotement au cri, de la tendresse à la véhémence et à la plainte, fraîche ou endiablée, l’émotion ne nous quitte pas, c’est un constant bonheur. Renonçons à énumérer les qualités de chaque pièce pour en retenir deux, déjà : « Dorotea la cautiva », poignante et fière supplique de la captive indienne, déracinée, et « Alfonsina y el mar », qui a choisi d’être engloutie par les flots. Deux tonadas, aussi, nostalgiques… chacune des pièces appellerait un commentaire, fût-il réducteur.
On connaissait le talent de Quito Gato, luthiste, théorbiste, guitariste, percussionniste, orchestrateur et arrangeur (1). A l’occasion, on le découvre aussi pianiste. Non seulement il enrichit les harmonies simples qu’appelle ce répertoire, mais il tisse des contrechants, fleurit le propos sans le surcharger, avec des rythmiques renouvelées, qui forcent l’admiration. Bien que réduite à un rôle plus discret, la riche technique de Romain Lecuyer, lui permet de sortir du simple soutien de l’édifice harmonique et rythmique. Une contrebasse comme on l’aime, nourrie de toutes les écoles, classique, jazzique, des musiques actuelles.
Le bonheur partagé par les musiciens, qu’unit une longue complicité, est manifeste et contagieux. L’émotion est à fleur de peau, et le public se lève d’un seul élan pour acclamer les artistes. Ce répertoire singulier, fécondé avec succès, se hausse ainsi à la qualité de notre musique « savante », et son écoute réjouit autant que celle de mélodies ou de lieder du répertoire. N’est-ce pas là, aussi, un moyen d’élargir le public et d’ouvrir grandes les portes de nos salles de concert ? C’est ce que l’on souhaite.
PS : Malgré leur promesse, les organisateurs n’ont pas donné suite aux demandes réitérées de clichés du concert, ce qui explique la publication tardive de ce compte-rendu
(1) Ainsi dans « Amore siciliano », pasticcio de Leonardo García Alarcón, qui remporte depuis plusieurs années un succès constant.