Pour sa quarante neuvième édition, le festival de Martina Franca reste fidèle à son ADN avec une programmation audacieuse largement dédié à la redécouverte d’œuvres rares. Après la création italienne de L’adorable Bel Boul de Jules Massenet, c’est l‘Orazio de Pietro Auletta qui résonne ce soir pour la première fois depuis le XVIIIe siècle. L’œuvre connut pourtant une immense faveur avec plus de quarante reprises dans toute l’Europe entre 1737 et 1765 mais au prix de perpétuelles modifications. Mutilée, elle finit même par être attribuée à Pergolèse dans les années 1940 sous le titre du Maitre de Musique.
Comme le souligne le chef d’orchestre Federico Maria Sardelli dans le programme de salle, Pietro Auletta, fort célèbre à son époque, est injustement tombé dans l’oubli. De ses seize opéras ne restent que peu de manuscrits.. Six copies de l’Orazio nous sont parvenues (conservées respectivement à Stockholm, Berlin, Dresde et Florence) et aucune datant de 1737. C’est finalement la version de Florence qui a été choisie comme témoin fiable d’une étape intermédiaire des métamorphoses de la partition.
Ici, dans un délicieux narcissisme promis à un bel avenir – de L. Gassmann à R. Strauss en passant par A. Salieri et W. A. Mozart – le milieu musical se regarde et se raconte avec humour et ironie. Du cours de chant aux chicanes de répétition, de la préparation du concert aux négociations d’apothicaire sur les salaires, les défraiements, la taille des noms sur l’affiche… Aucun aspect des coulisses du métier n’est oublié.
Sans jamais se départir de son efficacité narrative ni virer au catalogue, le livret décline également tous les types de cantatrices, depuis la jeune paysanne aux courbes plus affriolantes que la technique (Lauretta) – pour qui la connaissance du solfège n’est pas indispensable à la carrière –, celle qui, déjà blasée du métier, aimerait bien être ailleurs (Elisa) et enfin la voluptueuse croqueuse de diamant aux dents longues (Giacomina).
Face à elles le maître de chapelle (Lamberto) et l’impresario (Colagianni) se disputent les faveurs des belles comme leurs professions les opposent.
Pour pimenter le tout, un couple séparé se retrouve, une sœur perdue réintègre les bras de son frère, tout cela mené tambour battant, sans temps mort sous la baguette affûtée et infiniment respectueuse du style du Maestro Sardelli, très à l’écoute des chanteurs et de chacun de ses pupitres. L’orchestre Modo Antiquo, brillant, soyeux autant que rythmique est d’ailleurs remarquablement équilibré bien que la faiblesse des cuivres pèse sur la justesse à plusieurs reprises.
© Clarissa Lapollaph
Les qualités de la partition se révèlent évidentes, l’énergie du plateau communicative, les chanteurs enchaînent des airs d’une difficulté étourdissante avec une aisance proverbiale au premier rang desquelles les deux sopranos Valeria La Grotta et Martina Licari, tout à fait exceptionnelles chacune dans son style.
La première est une Giacomina dont le rôle s’épanouit avec la voix tout au long de la soirée, de la retenue initiale à l’expression de l’amour le plus passionné, servie par un beau legato une voix de soleil, subtile, aux registres unifiés et aux aigus superbes. « Quel barbaro tuo Cuor » constitue sans conteste l’un des sommets de la partition.
La seconde incarne une Elisa piquante, femme fatale au timbre et au sang chaud, travaillant les couleur en impressionniste, avec des mediums étonnement mats et une tessiture haute formidablement chatoyante qui brille particulièrement dans son « Sprezza la cruda sorte ».
Une fois n’est pas coutume, le mari et frère des jeunes femmes n’est pas incarné par une mezzo mais une soprano travestie. Ce Leandro n’appelle que des éloges, tant Shira Patchornik est investie et fine interprète. Elle bénéficie d’un timbre fruité aux voyelles merveilleusement claires, à l’émission nette, naturelle et aux vocalises toujours émouvantes.
La mezzo du plateau est Natalia Kawałek, grimée en Barbie peroxydée totalement réjouissante, capable de pianissimi délicats, de graves puissamment poitrinés, de médiums au velouté sensuel ou encore d’aigus irisés. Elle fait tourner la tête de Matteo Loi en Lamberto, maitre de chapelle au baryton d’un beau métal clair et bien projeté qui assume parfaitement le bouffon de son personnage tandis que Camilo Delgado Díaz joue avec humour de son charme méditerranéen et des truismes de sa profession. Odieusement sûr de lui, vissé à son portable, y compris pour répondre à la Mamma en pleine séance de galipettes, son Colagianni s’enorgueillit d’un beau son tout en moelleux, accroché haut.
Cette moisson d’artistes remarquables a été récoltée par Sebastian Schwartz à l’International Singing Competiton for Baroque Opera Pietro Antonio Cesti d’Innsbruck – dont il est cofondateur – pour un plateau vocal qui allie pertinence du style, diction impeccable, technique très aboutie et liberté physique. Il faut dire que tous sont choyés par l’intelligence pleine d’humour de la proposition de Jean Renshaw qui travaille sans cesse le sous texte et caractérise magnifiquement chaque personnage. Elle est soutenue en cela par le color block des costumes pimpants de Lisa Moro qui égaie d’une esthétique aussi moderne qu’élégante le plateau aussi sobrement graphique qu’une partition.
En contrepoint à cet Orazio napolitain à voir le 25 juillet prochain, le festival proposera les 2 et 5 août Gli uccellatori de Florian Leopold Gassmann également mis en scène par Jean Renshaw qui avait déjà participé à sa recréation au Wiener Kammeroper après sa redécouverte à la Bibliothèque nationale de Vienne en 2015 . Cette production, sur un livret de Carlo Goldoni, illustre l’excellence de la tradition vénitienne de l’opéra comique offrant ainsi l’occasion de comparer les deux écoles italiennes majeures du XVIIIe siècle.