Avant d’aborder la dimension artistique de cet enregistrement, il convient de saluer sa simple existence. On sait que les intégrales d’opéras en studio se raréfient jusqu’à l’exceptionnel. Si on ajoute que les sessions de ce Ballo ont eu lieu en juin et juillet 2021, au paroxysme des divers confinements, on mesure les obstacles que les équipes de Pentatone ont du affronter avant de voir aboutir le projet. Preuve pour ceux qui auraient des doutes : les parties de chœur ont été captées intégralement à Cluj en novembre 2021, et synchronisées après coup. Les ingénieurs du son ont réussi le prodige que cela s’entende à peine. Chapeau bas, pour cela et pour tout le reste. Ces conditions techniques relativisent, et c’est normal, les considérations qui vont suivre.
Parce qu’on regrette sincèrement de l’écrire, mais ce coffret aura du mal à s’imposer dans une discographie de très haut niveau, où Solti, Abbado, Karajan ou Leinsdorf ont posé des jalons qui restent indépassables. Marek Janowski semble, malgré des efforts visibles, ne jamais trouver la pulsation naturelle de cette musique. Tantôt pressée, tantôt languissante, sa battue manque cruellement de dramatisme. Les numéros s’enchaînent dans une certaine monotonie, sans sentiment de nécessité dans le passage de l’un vers l’autre, et l’on se surprend plus d’une fois à être gagné par l’ennui ; c’est péché mortel dans le théâtre verdien. Marek Janowski déçoit, alors que sa récente tétralogie wagnérienne a encore démontré quel chef de théâtre il peut être. Il a pourtant à sa disposition un Orchestre philharmonique de Monte-Carlo aux sonorités flatteuses, mais qui parait ne pas très bien que savoir faire de ses splendeurs, et semble tourner un peu en pilotage automatique.
De même, on attendait bien plus de Freddie de Tommaso, pour son premier grand rôle au disque, surtout après ses débuts fracassants. Son Riccardo est à court de noblesse et de caractérisation. Très indifférent aux climats, le ténor britannique se contente de pousser le son et de tenir ses aigus le plus longtemps possible. Il souffre en outre d’un timbre qui sonne ici plutôt plébéien. Cela conviendrait à la rigueur dans La Bohême ou Cavalleria Rusticana, mais beaucoup moins chez Verdi. Une même absence de distinction disqualifie le Renato de Lester Lynch. Du gros son, pas toujours très juste, un souffle court et une diction pâteuse : on est à des années-lumières de ce que devrait offrir un baryton verdi.
Le niveau s’élève avec les protagonistes féminines. L’Ulrica d’Elisabeth Kulman force peut-être un peu le côté sorcière, mais elle a les graves telluriques qu’on attend, et son « Re del abisso » donne la chair de poule. Annika Gerhards manque du côté piquant des grands Oscar du passé, et la dimension comique du rôle semble lui échapper, mais la façon dont elle place son aigu dans tous les ensembles retient l’attention, tant elle semble planer, libérée des contraintes physiques du chant.
Encore plus haut, Saioa Hernandez justifie à elle seule l’achat du coffret. C’est que le rôle d’Amelia est au carrefour des défis posés par le chant verdien, et que les titulaires valables ne sont pas légion ces dernières années. Plutôt que d’aborder les choses avec prudence, la soprano espagnole décide de se jeter dans la fournaise, avec une confiance totale en ses moyens. Cette chair dans le timbre, ce volume torrentiel, cette scansion du texte au cordeau nous ramènent à l’âge d’or du chant verdien, comme si on avait mélangé le tempérament de Callas avec le moelleux de Tebaldi. Résultat : la température monte de 10 degrés à chacune de ses apparitions, ce qui ne manque pas de compliquer la tâche de ses partenaires.
Même si on n’omettra pas de saluer le travail du Chœur d’Etat de Transylvanie, parfaitement idiomatique, et des comprimari de qualité, avec en particulier le Silvano finement ciselé de Jean-Luc Ballestra, c’est bien pour Hernandez que ce coffret méritera de trouver sa place sur vos étagères.