Victor Hugo n’a jamais beaucoup apprécié les mises en musiques de ses œuvres, et pourtant, Verdi en a bien saisi l’esthétique théâtralement révolutionnaire, et peut-être plus encore l’opposition à la tyrannie. On sait le rôle important de Piave lors de cette première collaboration pour Ernani, malgré l’autoritarisme de Verdi qui a été jusqu’à composer certains passages musicaux avant même de disposer de leur texte, ce qui peut expliquer que l’œuvre ne figure pas parmi les plus goûtées du public. Car au total, on reste bien dans le système un peu simpliste de la soprano amoureuse du ténor (et réciproquement) que sépare un baryton et éventuellement une basse. De Victor Hugo, en tous cas, pas un mot, la metteuse en scène Lotte de Beer retient essentiellement, dans ses déclarations, le rapport avec En attendant Godot, de Samuel Becket, sur la futilité des rapports humains que l’on retrouve « racontée de manière amusante dans Ernani, afin que l’on puisse rire de nous-mêmes ». Elle justifie aussi l’importance des décors et des costumes en papier, qui permettent de détruire plutôt que de construire : « Dans le deuxième acte, Ernani et Silva parlent constamment de la vérité, de la mort et de la destruction au lieu de parler de la vie ou de l’amour. » Mais qu’il y a loin entre ce qu’un metteur en scène veut faire passer, et ce que le spectateur reçoit, et interprète…
Car ici, tout apparaît souvent comme des lieux communs ou des redites fréquentes. Un lit d’hôpital, au centre du second tableau, fait douter de la santé mentale de tout ce beau monde, tout en indiquant bien le lien sexuel que veut lui donner la mise en scène. Des lutteurs et cascadeurs voltigent en tous sens en prétendant se battre, c’est bien fait mais trop, c’est trop, et s’ensuit une lassitude du spectateur. D’autant que l’hémoglobine coule à flot, et que les jets rouges qui jaspent les murs, les costumes et les corps ont un relent de déjà-vu. Le sang qui gicle sur les murs et la prise du château en papier ont quand même entraîné l’hilarité de la salle. Le vieux barbon Silva, entre un roi Lear décati et un Corbaccio à la Dullin, est une caricature ne se déplaçant qu’avec un déambulateur-siège qui lui permet, après quelques pas, de s’asseoir. Le roi Carlo, torse nu, beaucoup plus shakespearien qu’hugolien, ne se distingue de tous les malfrats qui l’entourent que par une couronne dorée qui croît en hauteur en proportion de sa prétendue puissance. Les femmes, dont Elvira, sont toutes en blanc, vêtues de sortes de hardes et de restes de crinolines que les hommes leur arrachent avant de les violer. La cour du roi fait penser à un asile, et les scènes sensées se dérouler dans des lieux précis sont totalement effacées (chapelle…). Quant à la scène finale, ce sont trois morts au lieu d’un qui jonchent le plateau après l’appel du cor heureusement conservé. Au milieu de cet ensemble plutôt disparate et désordonné, seul le personnage d’Ernani est plausible, jeune loup menant sa meute et dominant la mêlée. Mais si, malgré tout, on admet les poncifs de mise en scène, le spectacle est plutôt fluide et se laisse regarder.
La partie vocale est plus soigneusement équilibrée : les voix sont d’une égale grande puissance, ce qui est rarement atteint aujourd’hui, et s’accordent très bien ensemble. La direction d’orchestre d’Enrique Mazzola est puissante et bien marquée, menant l’action avec vigueur. Soulignons la grande qualité des chœurs et leur belle prestation scénique. Ernani est interprété par Saimir Pirgu. Le choix est judicieux, et si d’autres ténors auraient pu prétendre vocalement au rôle, peu auraient sans doute réussi la belle performance théâtrale qu’il nous offre. Son physique de « beau ténébreux » type du héros romantique, est bien adapté à ce rôle ambivalent de brigand amoureux d’une étoile. Sa voix, quant à elle, est toujours aussi incisive et puissante : grand premier rôle, Pirgu est le triomphateur de la soirée. De son côté, l’Elvira de Guanqun Yu n’entraîne guère l’adhésion. Mais si le personnage est bien le simple jouet des évènements, « l’objet inerte d’une triple convoitise » (Piotr Kaminski), alors elle joue parfaitement le rôle avec son absence d’expression. En tous cas, toutes les notes sont bien présentes, très bien faites et le tout joliment chanté, et même si la faiblesse du jeu retire au personnage tout ce qu’il aurait pu avoir de sympathique, il en ressort une prestation vocale de bonne qualité. Le roi Don Carlo est interprété d’une manière débridée, à la limite outrée, par Franco Vassallo, baryton à la voix solide et à la présence efficace. Enfin, Goran Juric est Don Ruy Gomez de Silva, joué de façon limite en grand vieillard tenant à peine debout. Fort heureusement, sa voix de basse profonde montre qu’il n’en est rien, et que le chanteur est en pleine possession de ses moyens. Le grand succès fait aux artistes à la fin de la représentation montre que l’œuvre semble être malgré tout une belle découverte pour l’ensemble du public.