Les aléas de l’existence vous imposent des cures de désintoxication souvent bienvenues. Quelques péripéties (!) m’avaient privée de Colline sacrée pendant trois ans et c’est le cœur battant que je retrouvais le Festspielhaus de Bayreuth là où je l’avais laissé en 2019 avec le Tannhäuser mis en scène par Tobias Kratzer. A se demander si la magie du lieu avait pu, sinon effacer, à tout le moins mettre entre parenthèses la crise pandémique et son cortège macabre de morts, de souffrances, de frustrations et d’angoisses… Et c’est précisément le contraire qui survient. Jean-Michel Pennetier, le 25 juillet 2019 posait à juste titre la question : « le spectacle se bonifiera- t-il au cours du temps du temps ? Se bonifier, il n’en avait nul besoin et son propos entre guignolade anarchique et désespoir existentiel a plutôt bien vieilli et prend une résonance tragique face aux questions sociales qui traversent notre époque, donnant ainsi tout son sens au travail de Kratzer. Les spectateurs quelque peu vermoulus -je me mets dans le lot- du mythique festival, peu adeptes au départ du Regietheater sont maintenant drogués à la transgression. Ils et elles ont donc remisé les huées qui avaient agrémenté la création, et d’ailleurs Bayreuth ne serait plus Bayreuth sans ce parcours de rédemption qui veut que les adorateurs de Wagner mettent parfois plusieurs années à comprendre le propos du réalisateur avant d’en faire une référence insurpassable. Et surtout la force de la modernité de Kratzer est qu’elle ne rend pas incompréhensible et même antagoniste le déroulé dramatique voulu par l’auteur comme nous l’avons vu avec le Don Giovanni ou le Cosi fan tutte de Tcherniakov à Aix en Provence.
Si la première femme cheffe d’orchestre à officier dans la fosse légendaire fut l’ukrainienne Oksana Lyniv le 25 juillet 2021 lors de la première soirée de la nouvelle production de Der Fliegende Holländer, ce choix était aussi un acte politique fort quelques mois avant l’invasion russe en Ukraine, au moment précis qu’avait choisi Vladimir Poutine pour publier son fameux essai sur l’unité historique des russes et des ukrainiens, essai qui laissait clairement présager le pire. Aucune arrière-pensée en l’occurrence pour Nathalie Stutzmann. La française a dirigé avec une modestie rare, sans aucune boursouflure d’ego alors que la mégalomanie frappe tant de maestros dès qu’ils mettent le pied et la baguette dans la fosse. Quand ce n’est pas la mégalo qui sévit, c’est parfois l’atonie comme on l’avait constaté avec Guergiev. Rien de tout cela, Stutzmann se déploie dans un respect absolu de l’œuvre et sécurise avec précision les chanteurs. Elle a reçu un accueil triomphal qui s’est transformé en une longue et bruyante ovation.
Nous avions quitté la distribution éblouissante de 2019 avec le trio infernal Stephen Gould-Lise Davidsen-Elena Zhidkova qui nous avait laissés dans l’admiration superlative. Distribution rebattue avec Klaus Florian Vogt– Elisabeth Teige– Ekaterina Gubanova. Ces derniers temps des éxégètes avaient émis des doutes sur la capacité de Klaus Florian Vogt à assumer le rôle de Tannhäuser tant sa texture vocale semble mieux convenir à ceux de Lohengrin et de Stolzing. Certes, Stephen Gould demeure la référence insurpassable tant par la qualité de jeu que par la vaillance et la qualité musicale mais Vogt a su mettre des éraflures et des assombrissements dans son émission qui le rendent profondément bouleversant et son interprétation au troisième acte du voyage à Rome est proprement déchirante. Pour finasser, on reprochera à la norvégienne Elisabeth Teige un vibrato particulièrement sensible dans le fameux air d’entrée d’Elisabeth à l’acte II mais on pouvait d’ailleurs faire la même observation à Davidsen. Quant à Ekaterina Gubanova, elle s’empare du personnage de Venus avec une gouaille irrésistible dans le « jeu sans balle » voulu par Kratzer lors du Tournoi des chanteurs sans que cela n’altère sa puissance d’emission dans le reste, le but de l’affaire étant quand même de chanter ! Les chanteurs de la Warburg sont à la hauteur avec quelques bémols. Markus Eiche nous offre un Wolframm qui n’a pas progressé en quatre ans et la Romance à l’étoile est toujours aussi terne. Gunther Groissböck est un Hermann impérial et Siyabonga Maqungo une révélation en Walther von der Vogelweide.
A part cela, il parait que l’opéra est un mort qui marche, que le festival de Bayreuth est condamné, que les Karten se ramassent à la pelle… En tous cas, à l’heure du spectacle d’ouverture du Festival, les robes longues étaient toujours aussi improbables, les smokings toujours aussi vintage et le Festspielhaus toujours aussi bondé. Bref, le monde d’hier a encore quelques belles semaines devant lui…