Depuis le XVIIe siècle, l’appellation « impresario » ne s’applique plus aux directeurs d’opéras (qui en achetaient alors la concession), ce fut cependant l’origine de la fonction. Notre histoire musicale, particulièrement lyrique, est intimement liée à celle des agents. Or, les ouvrages de référence sont peu diserts à propos des intermédiaires au service des interprètes (1). S’ils défrayèrent la chronique (2), ils sont devenus discrets, invisibles, voire secrets, depuis que leur pouvoir s’est accru. Leur fonction s’est structurée à la faveur de l’émergence des Etats-Unis sur la scène musicale, au point qu’il serait maintenant impossible de se passer de leurs services : le plus souvent ce sont eux qui tissent les liens nous permettant d’écouter les artistes.
Si les biographies et écrits de compositeurs et d’interprètes font référence à l’organisation de tournées, parfois détaillées, c’est tout un pan largement occulté de l’activité musicale que nous dévoile l’ouvrage de Laetitia Corbière. Les publications sont rares, la documentation, éparpillée, d’un accès difficile, et c’est le premier des mérites de cette riche étude d’en réaliser la synthèse. L’illustration de la couverture, détournée d’une affiche publicitaire de la Compagnie générale transatlantique (de Sébille), nous invite à nous plonger dans ces temps maintenant lointains où franchir l’Atlantique demandait entre un peu plus de 4 jours (record de 1933) et le plus souvent deux semaines. D’innombrables musiciens et chanteurs connurent cette aventure.
En effet, c’est à un long voyage que nous invite l’auteur. Le croisement des méthodes propres à la sociologie et à l’histoire nous fait rencontrer tous les artistes ayant acquis le statut de vedette internationale, mais aussi les compositeurs, de Liszt, Berlioz, Bizet, Gounod, Offenbach, Saint-Saëns et tant d’autres, jusque Busoni et Anton Rubinstein.
Les images véhiculées par le roman, le théâtre, les journaux brossent un personnage ambigu. Les témoignages des imprésarios et des interprètes reflètent les exigences d’un métier, et la passion de ceux qui l’animent. Ces hommes d’affaires dont la vie artistique est le domaine ont une piètre réputation publique : usant d’absence de réglementation, ou de normes juridiques inadaptées, les impresarios sont dénoncés par les syndicats d’artistes comme des exploiteurs. Il faudra du temps et des conflits pour que la profession soit encadrée. Les réseaux s’internationalisent, se rationalisent. Il en va de même des droits d’auteur (convention de Berne, 1866).
Organisé avec soin, l’ouvrage se lit aisément, avec plaisir même, suivant tout d’abord un parcours chronologique consacré à l’apparition de l’impresario moderne aux Etats-Unis (1850-1900). Construit avec pragmatisme, sans intervention ni soutien de l’Etat, le système – qui n’oppose pas art et business – a fait la démonstration de son efficacité à conquérir les publics et à construire un réseau d’institutions. La deuxième partie (1880-1910) présente la construction transnationale du marché musical, qu’animent les agents constitués en réseaux. Enfin, pour la période 1910-1930, nous découvrons les mutations liées au conflit comme à l’internationalisation du marché. Des « fondateurs » et des grandes figures, majoritairement cosmopolites, l’ouvrage réserve une place de choix aux figures de Gabriel Astruc (pp. 266-278) puis du Viennois Albert Gutmann (pp.287 sqq.). Le contexte historique, les nationalismes, les transferts artistiques, commerciaux et diplomatiques, rien n’est laissé dans l’ombre. Les sources, une bibliographie organisée et conséquente, un index des personnes complètent opportunément l’ouvrage.
Par son approche, où la sociologie et l’histoire se nourrissent mutuellement, cette étude appelée à faire autorité renouvelle la connaissance de tout un pan de notre histoire musicale et lyrique. Sa lecture est stimulante et intéressera tous les mélomanes, de l’auditeur à l’interprète, en passant par chacun des maillons de la chaîne. Même si ce n’est pas son objet, la mutation des modes de diffusion, l’effacement des cloisonnements, la crise profonde que traversent nos musiques et que vivent nos interprètes pourraient inviter à tirer les leçons du passé.
(1) Aucun article dans Grove, MGG, Riemann, La Musica… Seul le modeste volume « Science de la musique » du dictionnaire de Marc Honegger lui consacre 5 lignes : « organisateur de spectacles et de représentations théâtrales ou lyriques, personne chargée des intérêts artistiques et financiers d’un artiste musicien, d’un acteur, d’un orchestre ou d’une troupe théâtrale. » (2) Pour ne citer que les plus connus : « L’imprésario de Smyrne », de Goldoni, que revisitent Laurent Pelly et Natalie Dessay à la rentrée ; « Der Schauspieldirektor » (= L’impresario), de Mozart ; de Cimarosa « L’impresario in angustie » ; « Le convenienze ed inconvenienze teatrali » ( = Viva la Mamma) de Donizetti.