En 1913, les Arènes de Vérone accueillaient un Festival pour la toute première fois avec Aida, puisque cela coïncidait également avec le centenaire de Giuseppe Verdi et que, dans cet amphithéâtre où près de 20.000 spectateurs peuvent s’asseoir, il fallait du très grand spectacle. L’opéra est rapidement devenu l’une des valeurs sûres du festival, avec plus de 500 représentations dans diverses productions, y compris la reprise de la toute première, très hollywoodienne. En 2023, pour célébrer cet annoversaire, le Festival a mis les bouchées triples. Une brève de la Rédaction de Forumopera annonçait le programme, très impressionnant, avec ses huit productions, de nombreux galas et son avalanche de stars au fil de l’été. Il était assez naturel de reprogrammer Aida pour entamer les festivités. Cela a été chose faite le 16 juin dernier avec une soirée inaugurale de grande classe, en présence, entre autres célébrités, de la marraine du festival, Sophia Loren. Une pluie avait retardé la représentation mais un succès énorme avait été ensuite réservé, notamment pour Anna Netrebko. L’ovation avait duré plus de dix minutes. Cinq sopranos sont distribuées dans le rôle d’Aida pour ce Festival anniversaire d’exception, mais ce 30 juillet, c’est à nouveau Anna Netrebko qui reprenait le flambeau, aux côtés de son époux et d’une distribution de haute volée.
Anna Netrebko avait déjà, avec Yusif Eyvazov, chanté Aida l’année passée aux Arènes. À l’époque, le couple était dans la tourmente, après ses déboires avec le Met liés aux prises de positions politiques à prendre ou pas à la suite de l’agression russe en Ukraine. À cela s’ajoutait la querelle du Blackface : la soprano austro-russe arborait le maquillage foncé choisi par Franco Zeffirelli en 2002, bien avant les polémiques actuelles, dans sa célèbre mise en scène devenue classique. Malgré tout cela, les spectateurs avaient acclamé sans réserve la diva ainsi que ses partenaires ; la très spectaculaire production – qui a ses adorateurs comme ses détracteurs – avait ébloui comme d’habitude par son faste, ses couleurs et sa reconstitution au kitsch assumé et digne des péplums les plus célèbres.
Pour l’édition anniversaire, c’est une toute nouvelle production qui est proposée, dans un genre très différent de celui de Zeffirelli, un grand homme de théâtre qui fut, faut-il le rappeler, l’assistant d’un certain Luchino Visconti et dont on fête d’ailleurs cette année le centenaire (il est possible de voir cet été sa vision de Madama Butterfly ainsi que sa Carmen ou encore sa Traviata)… Sacré défi, pour l’Italien Stefano Poda, que de concevoir une nouvelle version après celles existantes, inspirées soit directement des objets ou de leur reproduction dans l’art de l’Égypte ancienne, soit des fantasmes des égyptomanes, sans oublier le regard hollywoodien. Mais il n’est qu’à visiter le site de l’artiste natif de Trente pour se rendre compte de la richesse et de l’originalité de l’univers visuel du créateur. Comme à son habitude, il dirige tout : mise en scène, décors, costumes, lumières et chorégraphie. Pas de reconstitution historique ici, donc, mais une évocation intemporelle, voire futuriste, d’un monde en guerre où l’on construit d’un côté pour détruire de l’autre. Comme Verdi, qui s’intéressait surtout aux faibles et aux laissés-pour-compte sans prendre parti pour l’une ou l’autre faction, Stefano Poda nous fait voir un monde hyper technologisé et déshumanisé où, au terme de la scène finale, l’âme est en paix. L’élément principal du décor consiste en une main surdimensionnée partiellement visible dont les doigts s’ouvrent ou se ferment sur les protagonistes, ce qui permet, curieusement, de bien souligner à la fois le caractère grandiose mais aussi toute l’intimité inhérente à l’opéra. Au fil de l’action, on sent que l’auteur cherche à mettre en valeur la profondeur psychologique et le mysticisme tout autant que les démonstrations de pouvoir et les scènes spectaculaires de l’œuvre ; les sentiments d’amour ou de haine sont ainsi surlignés par les mouvements ondulatoires ou frémissants des figurants. Le spectacle est une réussite plastique d’une grande poésie, dont on regrette de ne pouvoir tout saisir tant il y a à voir dans cette « cathédrale laïque universelle », pour reprendre les mots de l’auteur. Dans un univers fait d’acier, de reflets d’argent ou de transparences de verre traversées par le laser, c’est un peu comme si on voyait à travers les personnages. Les jeux de lumières et de laser transcendent le tout, au service de l’univers de Verdi pour atteindre une sorte d’extase finale tout en délicatesse.
Quand on lui demande comment il réagit quand on affirme qu’Aida est un opéra colonialiste, raciste et sexiste, Stefano Poda répond : « Si ton œil te crée le scandale, arrache-le »… On notera que la belle Anna Netrebko a le visage aux lèvres, front et yeux cerclés d’un rouge incarnat, ni noire ni blanche donc, mais passionnée, amoureuse, en colère ou plus certainement stigmatisée, car on la repère facilement quelle que soit sa place dans l’amphithéâtre… Plusieurs figurants portent des robes rouge écarlate somptueuses qui évoquent très fortement l’univers glaçant de la Servante écarlate de Margaret Atwood. Les références sont nombreuses et signifiantes, mais encore une fois, c’est avant tout à l’univers personnel très riche de Stefano Poda qu’on a affaire.
Anna Netrebko est maintenant une habituée du rôle d’Aida, qu’elle habite intensément. On a tout dit des qualités exceptionnelles de cette voix profonde et ample ainsi que de l’évidente force de projection de l’une des toutes grandes interprètes actuelles. À peine quelques petites broutilles sont-elles à signaler : une note interrompue, mais reprise pour ne presque plus finir que dans un souffle éthéré, ou une diction parfois un peu approximative. Ce tout petit bémol énoncé, quelle ligne, quelle puissance et quel nuancier ! Yusif Eyvazov est un Radamès mieux que convaincant qui séduit le public dès le « Celeste Aida ». La délicatesse de ses phrasés, la complexité de son interprétation et ses aigus radieux font le reste. Il forme un couple mieux que solide avec sa partenaire. Mais il ne faut pas oublier l’époustouflante prestation d’Olesya Petrova, extraordinaire Amneris. Sa performance est comparable à celle de sa rivale dans la puissance, le sens de la nuance et la profondeur dramatique. Par ailleurs, les deux voix s’accordent merveilleusement. Autre grand triomphateur de la soirée, Amartuvshin Enkhbat dans le rôle d’Amonasro. La force vocale monolithique mais capable de trésors d’incarnations du baryton mongol ont frappé les esprits. Le reste de la distribution est à la hauteur, soutenue par des chœurs superlatifs. À la tête d’un orchestre en grande forme et équilibré dans les divers registres, trompettes en surnombre y compris, Marco Armiliato, tout sourires, semble prendre beaucoup de plaisir à diriger tout ce beau monde. Il est encore temps, jusqu’au 8 septembre, d’aller découvrir le spectacle dans ses différentes distributions, avec différentes stars, dont Michele Pertusi ou Ludovic Tézier, pour n’en citer que deux…