La météo annoncée, bourrasques et pluie, s’avérait peu propice à la production sous chapiteau de l’opéra. A la différence de la veille (*), le vent est heureusement tombé, la pluie fine était inaudible jusqu’au dénouement tragique, où une violente averse survient, sonore, comme si les cieux participaient au drame dont nous sommes les témoins.
Le bal masqué n’est pas aisé à monter : entre le mélodrame sanglant et l’indifférence, il fallait l’habiter, lui donner avant tout sa dimension humaine, propre à captiver et émouvoir chacun. Bernadette Grimmett tire le meilleur parti des contraintes budgétaires et techniques qu’impose le festival. Le dépouillement prévaut, sur fond noir. Quelques accessoires suffisent, comme la veille : table, gibet etc.. La direction d’acteurs est soignée. C’est sur le jeu des chanteurs, sur leurs tenues et les éclairages que repose la caractérisation de chaque épisode. La qualité esthétique des costumes, de leur coupe, de leurs textures et couleurs est à souligner, avec un dernier acte où tous sont réunis dans un magnifique tableau. La mise en scène a fait le choix de ne jamais forcer le trait, qu’il s’agisse de la consultation d’Ulrica ou du meurtre final. L’émotion ne dépend pas d’une détonation, attendue, mais délibérément omise, ni du sang qui, ce soir, ne coule pas. Cette sobriété, cette ascèse y participent avec efficacité.
Le prélude augure bien le déroulement de la soirée : l’orchestre s’y montre réactif, clair, précis, animé par un indéniable sens dramatique. Les modelés, les articulations, la dynamique nous captivent, et la direction magistrale de Gary Matthewman insuffle une vie constante à cette histoire mouvementée et concise. C’est construit, comme le sera la progression du dernier acte, magistrale. Même en connaissant fort bien l’ouvrage, on est suspendu à son déroulement, pour un final exceptionnel, où l’émotion nous étreint. Le chœur angélique et les solistes rassemblés donnent à l’ultime pardon de Renato à son assassin une force singulière. Le chef et l’orchestre seront acclamés comme jamais lors des saluts.
La distribution, brillante, d’une réelle cohérence, est homogène et forme une équipe où chacun est à l’écoute de l’autre. La plupart, à la belle carrière internationale, sont peu connus en France, et c’est là une occasion rare de les apprécier. Le ténor argentin Pablo Bemsch, dont la maturité vocale et scénique est manifeste, connaît bien son Riccardo, tessiture très large, égale dans tous les registres, aisance, un legato crémeux, la noblesse de son chant illustre la grandeur d’âme, la générosité sincère du roi. Avant même sa cavatine d’entrée (« Alla vita che t’arride »), la jeunesse primesautière nous convainc. Chacune de ses interventions participe à notre bonheur. Renato est confié à l’Ukrainien Yuriy Yourchuk, authentique baryton verdien, dont la vaillance, la projection, sont au service d’une humanité touchante. Son évolution, de l’amitié fidèle au désarroi, puis à la vengeance comme au repentir, est traduite avec justesse, et nous affecte. La progression ne réside pas seulement dans l’écriture du rôle, elle est habitée, souvent ambivalente (rancœur, soif de vengeance, loyauté et amour, par exemple dans sa scène du III). L’Amelia d’Eri Nakamura, familière de l’emploi, est touchante, servie par de solides moyens. Bien qu’attendu, son air, « Ma dall’arido stelo », nous bouleverse. La voix traduit idéalement la fraîcheur comme le courage de ce personnage également complexe. La contralto estonienne Monika-Evelin Liiv, chante fréquemment Azucena, Emilia, Federica. Son Ulrica est superbe : voix profonde, large et puissante, projetée à souhait. Sans jamais céder aux tentations d’outrance, elle nous offre une invocation d’effroi, hallucinée, réservant à l’orchestre le soin d’illustrer les puissances infernales. Le duo des comtes complotistes, Ribbing et Horn, est aussi convaincant au plan vocal que visuellement contrasté. Denis Sedov , athlétique, et son double, Woochul Eun, s’accordent à merveille, avec des unissons parfaits, et des interventions individuelles bien caractérisées. La colorature sud-coréenne Yae-Eun Seo, formée en France, affiche déjà un beau parcours. Son Oscar rayonne, d’une extraordinaire aisance vocale et scénique (« Volta la terra », d’une grande fraîcheur et d’une force de conviction réelle). Sa chanson, le « saper vorreste », seule touche de légèreté avant le dénouement, a toutes les qualités attendues. Les seconds rôles, du juge au marin, ne déparent pas cette distribution de haut vol. Les ensembles sont animés, précis, et c’est un égal bonheur, du trio avec Ulrica, des duos du deuxième acte, du quatuor, comme du grand quintette et de la scène finale.
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Le chœur, de très haut niveau, confirme toutes ses qualités, les scènes de foule alternant avec celles d’intimité, ou se confondant. L’engagement de chacun et de tous, avec un orchestre porté à l’incandescence par une direction exemplaire, restera gravé dans la mémoire des auditeurs.