Le nom de l’album – Le cœur en forme de fraise – illustré par une pochette rose Barbie est un appel à la fantaisie, un pied de nez aux conventions, un manifeste anticonformiste qui déjà caractérisait J’aurais voulu être une chanteuse, le précédent enregistrement de Carl Ghazarossian et Emmanuel Olivier. Le premier est ténor dans la digne tradition légère française, en équilibre sur la branche d’un arbre généalogique dont les racines s’agriffent à la voix baroque de haute-contre et dont le tronc s’enroule autour de l’opérette, de préférence offenbachienne. Le second, pianiste et maître de chant, affiche un goût prononcé pour le théâtre, de préférence coctalien – il a notamment mis en scène Le Bel indifférent de Jean-Marie Machado et La Voix humaine avec Sevan Manoukian.
Poulenc, précédemment abordé dans J’aurais voulu être une chanteuse à travers La Dame de Monte-Carlo, et plus accessoirement Les Chemins de l’amour, les réunit de nouveau autour d’un programme à leur image, malicieux et décomplexé. Voici appariés Jean Nohain à Paul Eluard, les facétieuses Chansons pour enfants au lyrisme capricieux de Tel jour, telle nuit. Voici placés côte à côte Apollinaire, objet d’admiration inconditionnelle, et Moréas que le compositeur disait détester (sic) au point d’avoir choisis ses poèmes car il les trouvait « propices à la mutilation ». Sourire et larme, tendresse et ironie, plaisir et amertume s’entremêlent en une science des contrastes qui veut les sentiments plus vifs s’ils sont mis en opposition. Tout l’art de Poulenc mélodiste est là, dans sa cyclothymie, ses modulations permanentes, la capacité de sa musique à changer de ton au gré des vers et au détour des notes.
Il y a assez de souplesse mais trop de clarté dans la voix de Carl Ghazarossian pour épouser ce large spectre d’émotions. Les humeurs sombres de certaines mélodies se diluent dans l’eau limpide du chant – l’angoisse sourde de « Une roulotte couverte de tuiles », la révolte désolée de « Figure de force brûlante et farouche », la douleur impuissante de « Dans l’herbe ». Mais le ténor se régale des pages plus légères auxquelles il prête une gouaille dépourvue d’exagération, un air farce à la manière de ces chapeaux que l’on porte sur l’oreille, une irrévérence qui se conjugue avec élégance. Cette désinvolture n’est qu’apparente. Il faut une diction exemplaire, un travail permanent sur l’accentuation, un juste usage des nuances pour parvenir à ce naturel, à cette espièglerie évidente et communicative.
Au piano, Emmanuel Olivier rappelle l’importance que Poulenc attachait à la partie instrumentale, s’attachant comme son partenaire à ne jamais enfler d’intention son accompagnement pour atteindre ce juste équilibre que l’on appelle la grâce, fût-elle en forme de fruit rouge.